Le soir arrivé, le concert eut lieu selon le programme. Le grand salon rempli d’auditeurs, était brillamment éclairé. À travers les écoutilles entr’ouvertes passaient les larges figures basanées et les grosses mains noires des matelots. On eût dit des masques engagés dans les volutes du plafond. L’entre-bâillement des portes fourmillait de stewards. La plupart des spectateurs, hommes et femmes, étaient assis, en abord, sur les divans latéraux, et au milieu, sur les fauteuils, les pliants et les chaises. Tous faisaient face au piano fortement boulonné entre les deux portes qui s’ouvraient sur le salon des dames. De temps en temps, un mouvement de roulis agitait l’assistance ; les chaises et les pliants glissaient ; une sorte de houle donnait une même ondulation à toutes ces têtes ; on se cramponnait les uns aux autres, silencieusement, sans plaisanter. Mais, en somme, pas de chute à craindre, grâce au tassement.
On débuta par l’Ocean Time. L’Ocean Time était un journal quotidien, politique, commercial et littéraire, que certains passagers avaient fondé pour les besoins du bord. Américains et Anglais prisent fort ce genre de passe-temps. Ils rédigent leur feuille pendant la journée. Disons que si les rédacteurs ne sont pas difficiles sur la qualité des articles, les lecteurs ne le sont pas davantage. On se contente de peu, et même de « pas assez ».
Ce numéro du 1er avril contenait un premier Great-Eastern assez pâteux sur la politique générale, des faits divers qui n’auraient pas déridé un Français, des cours de bourse peu drôles, des télégrammes fort naïfs, et quelques pâles nouvelles à la main. Après tout, ces sortes de plaisanteries ne charment guère que ceux qui les font. L’honorable Mac Alpine, un Américain dogmatique, lut avec conviction ces élucubrations peu plaisantes, au grand applaudissement des spectateurs, et il termina sa lecture par les nouvelles suivantes :
« On annonce que le président Johnson a abdiqué en faveur du général Grant.
« — On donne comme certain que le pape Pie IX a désigné le Prince Impérial pour son successeur.
« — On dit que Fernand Cortez vient d’attaquer en contrefaçon l’Empereur Napoléon III pour sa conquête du Mexique.
Quand l’Ocean Time eut été suffisamment applaudi, l’honorable Mr Ewing, un ténor fort joli garçon, soupira la Belle île de la mer, avec toute la rudesse d’un gosier anglais.
Le « reading », la lecture, me parut avoir un attrait contestable. Ce fut tout simplement un digne Texien qui lut deux ou trois pages d’un livre