Page:Verne - Vingt mille lieues sous les mers.djvu/292

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Nemo devait avoir conservé avec la terre quelques relations d’une certaine espèce. Ne quittait-il jamais le Nautilus ? Des semaines entières s’étaient souvent écoulées sans que je l’eusse rencontré. Que faisait-il pendant ce temps, et alors que je le croyais en proie à des accès de misanthropie, n’accomplissait-il pas au loin quelque acte secret dont la nature m’échappait jusqu’ici ?

Toutes ces idées et mille autres m’assaillirent à la fois. Le champ des conjectures ne peut être qu’infini dans l’étrange situation où nous sommes. J’éprouvais un malaise insupportable. Cette journée d’attente me semblait éternelle. Les heures sonnaient trop lentement au gré de mon impatience.

Mon dîner me fut comme toujours servi dans ma chambre. Je mangeai mal, étant trop préoccupé. Je quittai la table à sept heures. Cent vingt minutes, — je les comptais, — me séparaient encore du moment où je devais rejoindre Ned Land. Mon agitation redoublait. Mon pouls battait avec violence. Je ne pouvais rester immobile. J’allais et venais, espérant calmer par le mouvement le trouble de mon esprit. L’idée de succomber dans notre téméraire entreprise était le moins pénible de mes soucis ; mais à la pensée de voir notre projet découvert avant d’avoir quitté le Nautilus, à la pensée d’être ramené devant le capitaine Nemo irrité, ou, ce qui eût été pis, contristé de mon abandon, mon cœur palpitait.

Je voulus revoir le salon une dernière fois. Je pris par les coursives, et j’arrivai dans ce musée où j’avais passé tant d’heures agréables et utiles. Je regardai toutes ces richesses, tous ces trésors, comme un homme à la veille d’un éternel exil et qui part pour ne plus revenir. Ces merveilles de la nature, ces chefs-d’œuvre de l’art, entre lesquels depuis tant de jours se concentrait ma vie, j’allais les abandonner pour jamais. J’aurais voulu plonger mes regards par la vitre du salon à travers les eaux de l’Atlantique ; mais les panneaux étaient hermétiquement fermés et un manteau de tôle me séparait de cet Océan que je ne connaissais pas encore.

En parcourant ainsi le salon, j’arrivai près de la porte, ménagée dans le pan coupé, qui s’ouvrait sur la chambre du capitaine. À mon grand étonnement, cette porte était entre-bâillée. Je reculai involontairement. Si le capitaine Nemo était dans sa chambre, il pouvait me voir. Cependant, n’entendant aucun bruit, je m’approchai. La chambre était déserte. Je poussai la porte. Je fis quelques pas à l’intérieur. Toujours le même aspect sévère, cénobitique.

En cet instant, quelques eaux-fortes suspendues à la paroi et que je n’avais pas remarquées pendant ma première visite, frappèrent mes regards.