Page:Verne - Voyage au centre de la Terre.djvu/183

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l’évaporation des eaux salines ; les nuages s’abaissent sensiblement et prennent une teinte uniformément olivâtre ; les rayons électriques peuvent à peine percer cet opaque rideau baissé sur le théâtre où va se jouer le drame des tempêtes.

Je me sens particulièrement impressionné, comme l’est sur terre toute créature à l’approche d’un cataclysme. Les « cumulus[1] » entassés dans le sud présentent un aspect sinistre ; ils ont cette apparence « impitoyable » que j’ai souvent remarquée au début des orages. L’air est lourd, la mer est calme.

Au loin, les nuages ressemblent à de grosses balles de coton amoncelées dans un pittoresque désordre ; peu à peu ils se gonflent et perdent en nombre ce qu’ils gagnent en grandeur ; leur pesanteur est telle qu’ils ne peuvent se détacher de l’horizon ; mais, au souffle des courants élevés, ils se fondent peu à peu, s’assombrissent et présentent bientôt une couche unique d’un aspect redoutable : parfois une pelote de vapeurs, encore éclairée, rebondit sur ce tapis grisâtre et va se perdre bientôt dans la masse opaque.

Évidemment l’atmosphère est saturée de fluide ; j’en suis tout imprégné ; mes cheveux se dressent sur ma tête comme aux abords d’une machine électrique. Il me semble que, si mes compagnons me touchaient en ce moment, ils recevraient une commotion violente.

À dix heures du matin, les symptômes de l’orage sont plus décisifs ; on dirait que le vent mollit pour mieux reprendre haleine ; la nue ressemble à une outre immense dans laquelle s’accumulent les ouragans.

Je ne veux pas croire aux menaces du ciel, et cependant je ne puis m’empêcher de dire :

« Voilà un mauvais temps qui se prépare. »

Le professeur ne répond pas. Il est d’une humeur massacrante, à voir l’océan se prolonger indéfiniment devant ses yeux. Il hausse les épaules à mes paroles.

« Nous aurons de l’orage, dis-je en étendant la main vers l’horizon. Ces nuages s’abaissent sur la mer comme pour l’écraser ! »

Silence général. Le vent se tait. La nature a l’air d’une morte et ne respire plus. Sur le mât, où je vois déjà poindre un léger feu Saint-Elme, la voile détendue tombe en plis lourds. Le radeau est immobile au milieu d’une mer épaisse, et sans ondulations. Mais, si nous ne marchons plus, à quoi bon conserver cette toile, qui peut nous mettre en perdition au premier choc de la tempête ?

« Amenons-la, dis-je, abattons notre mât ! Cela sera prudent !

— Non, par le diable ! s’écrie mon oncle, cent fois non ! Que le vent nous sai-

  1. Nuages de formes arrondies.