Page:Verne - Voyage au centre de la Terre.djvu/204

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fenses dont l’ivoire taraudait les vieux troncs. Les branches craquaient, et les feuilles arrachées par masses considérables s’engouffraient dans la vaste gueule de ces monstres.

Ce rêve où j’avais vu renaître tout ce monde des temps anté-historiques, des époques ternaire et quaternaire, se réalisait donc enfin ! Et nous étions là, seuls, dans les entrailles du globe, à la merci de ses farouches habitants !

Mon oncle regardait.

« Allons, dit-il tout d’un coup en me saisissant le bras, en avant, en avant !

— Non ! m’écriai-je, non ! Nous sommes sans armes ! Que ferions-nous au milieu de ce troupeau de quadrupèdes géants ? Venez, mon oncle, venez ! Nulle créature humaine ne peut braver impunément la colère de ces monstres.

— Nulle créature humaine ! répondit mon oncle, en baissant la voix ! Tu te trompes, Axel ! Regarde, regarde, là-bas ! Il me semble que j’aperçois un être vivant ! un être semblable à nous ! un homme ! »

Je regardai, haussant les épaules, et décidé à pousser l’incrédulité jusqu’à ses dernières limites. Mais, quoique j’en eus, il fallut bien me rendre à l’évidence.

En effet, à moins d’un quart de mille, appuyé au tronc d’un kauris énorme, un être humain, un Protée de ces contrées souterraines, un nouveau fils de Neptune, gardait cet innombrable troupeau de mastodontes !

Immanis pecoris custos, immanior ipse !

Oui ! immanior ipse ! Ce n’était plus l’être fossile dont nous avions relevé le cadavre dans l’ossuaire, c’était un géant, capable de commander à ces monstres. Sa taille dépassait douze pieds. Sa tête, grosse comme la tête d’un buffle, disparaissait dans les broussailles d’une chevelure inculte. On eût dit une véritable crinière, semblable à celle de l’éléphant des premiers âges. Il brandissait de la main une branche énorme, digne houlette de ce berger antédiluvien.

Nous étions restés immobiles, stupéfaits. Mais nous pouvions être aperçus. Il fallait fuir.

« Venez, venez ! » m’écriai-je, en entraînant mon oncle, qui pour la première fois se laissa faire !

Un quart d’heure plus tard, nous étions hors de la vue de ce redoutable ennemi.

Et maintenant que j’y songe tranquillement, maintenant que le calme s’est refait dans mon esprit, que des mois se sont écoulés depuis cette étrange et surnaturelle rencontre, que penser, que croire ? Non ! c’est impossible ! Nos sens ont été abusés, nos yeux n’ont pas vu ce qu’ils voyaient ! Nulle créature humaine n’existe dans ce monde subterrestre ! Nulle génération d’hommes n’habite ces