Page:Verne - Voyages et aventures du capitaine Hatteras.djvu/320

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
310
AVENTURES DU CAPITAINE HATTERAS

Aussi, pendant les repas, le prudent Clawbonny prenait toujours soin de guider la conversation et de la diriger de manière à ne pas mettre les amours-propres en jeu ; mais il avait fort à faire pour détourner les susceptibilités surexcitées. Il cherchait, autant que possible, à instruire, à distraire, à intéresser ses compagnons ; quand il ne mettait pas en ordre ses notes de voyage, il traitait à haute voix les sujets d’histoire, de géographie ou de météorologie qui sortaient de la situation même ; il présentait les choses d’une façon plaisante et philosophique, tirant un enseignement salutaire des moindres incidents ; son inépuisable mémoire ne le laissait jamais à court ; il faisait application de ses doctrines aux personnes présentes ; il leur rappelait tel fait qui s’était produit dans telle circonstance, et il complétait ses théories par la force des arguments personnels.

On peut dire que ce digne homme était l’âme de ce petit monde, une âme de laquelle rayonnaient les sentiments de franchise et de justice. Ses compagnons avaient en lui une confiance absolue ; il imposait même au capitaine Hatteras, qui l’aimait d’ailleurs ; il faisait si bien de ses paroles, de ses manières, de ses habitudes, que cette existence de cinq hommes abandonnés à six degrés du pôle semblait toute naturelle ; quand le docteur parlait, on croyait l’écouter dans son cabinet de Liverpool.

Et cependant, combien cette situation différait de celle des naufragés jetés sur les îles de l’océan Pacifique, ces Robinsons dont l’attachante histoire fit presque toujours envie aux lecteurs. Là, en effet, un sol prodigue, une nature opulente, offrait mille ressources variées ; il suffisait, dans ces beaux pays, d’un peu d’imagination et de travail pour se procurer le bonheur matériel, la nature allait au-devant de l’homme ; la chasse et la pêche suffisaient à tous ses besoins ; les arbres poussaient pour lui, les cavernes s’ouvraient pour l’abriter, les ruisseaux coulaient pour le désaltérer ; de magnifiques ombrages le défendaient contre la chaleur du soleil, et jamais le terrible froid ne venait le menacer dans ses hivers adoucis ; une graine négligemment jetée sur cette terre féconde rendait une moisson quelques mois plus tard. C’était le bonheur complet en dehors de la société. Et puis, ces îles enchantées, ces terres charitables se trouvaient sur la route des navires ; le naufragé pouvait toujours espérer d’être recueilli, et il attendait patiemment qu’on vînt l’arracher à son heureuse existence.

Mais ici, sur cette côte de la Nouvelle-Amérique, quelle différence ! Cette comparaison, le docteur la faisait quelquefois, mais il la gardait pour lui, et surtout il pestait contre son oisiveté forcée.

Il désirait avec ardeur le retour du dégel pour reprendre ses excursions, et