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CARNÉADE. — SA VIE ET SA DOCTRINE.

monde ; Épicure seul se refuse à accorder la première ; mais les stoïciens et la plupart des dogmatistes ne font pas de difficulté sur ce point. Tout le débat porte sur la quatrième.

Pour la justifier, Carnéade invoquait les exemples du rêve, les fantômes de l’ivresse, les hallucinations de la folie. Mais, répondait-on, les images du rêve et de la folie n’ont pas la même force que celles de la veille ou de l’état de santé ; revenus à nous, nous savons les distinguer. Quand vous êtes revenus à vous, fort bien, répondait Carnéade[1] ; mais, pendant que vous êtes sous l’influence du sommeil ou du vin ? Mais laissons cela. À l’état de veille, en pleine santé, nous voyons des choses qui n’existent pas, sans pouvoir les distinguer de celles qui existent. Castor et Pollux sont deux jumeaux tout à fait semblables : Castor est devant vous ; vous croyez voir Pollux. La représentation supposée produite par Pollux ne diffère en rien de celle que donne Castor ; pourtant elle est fausse. Dira-t-on que deux hommes vivants diffèrent toujours par quelques traits ? Mais Lysippe ne peut-il façonner avec le même bronze cent statues d’Alexandre absolument pareilles ? Cent empreintes faites sur la même cire avec le même cachet sont-elles discernables ? Deux œufs, deux grains de blé, deux cheveux ne peuvent-ils être absolument semblables ? Ne peut-il vous arriver de prendre l’un pour l’autre ? Et si vous avez été trompés une fois, quelle confiance avoir dans vos représentations ? Vous avez eu d’un sujet, qui n’est pas, exactement la même représentation que vous auriez eue d’un objet réel. La vie pratique offre à chaque instant des confusions de ce genre. Quand Hercule, croyant atteindre les fils d’Eurysthée, frappait ses propres enfants, n’était-il pas dupe d’une illusion ? Qui donc a jamais, en présence d’un objet réel, une impression plus vive que celle qu’il ressentait ?

  1. Cette argumentation, que nous empruntons à Sextus (M., VII, 403 et seq.) n’est pas formellement attribuée à Carnéade. Mais Cicéron (Ac., II, xxvii, 87) indique qu’elle se trouvait déjà dans un livre de Chrysippe, à qui Carnéade avait fait de larges emprunts (ab eo armatum esse Carneadem). Il est donc permis de penser que Carnéade avait développé ces arguments.