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LIVRE II. — CHAPITRE III.

choses qui ne sont pas absolument certaines — proposition qui semblait à Arcésilas comme aux stoïciens, et à Cicéron lui-même, un scandale logique — n’effraie pas Carnéade. Sans doute, en donnant son assentiment à des représentations qui ne sont que probables, le sage, devra se souvenir qu’elles ne sont pas absolument sûres, qu’elles sont suspectes par quelque endroit ; mais cette incertitude ne l’arrêtera pas. Modestement il se contentera d’opinions probables. À placer le but trop haut comme l’avaient fait les stoïciens et Arcésilas, on risque de ne jamais l’atteindre. En un mot, entre les stoïciens et Arcésilas, Carnéade aurait pris une position intermédiaire[1]. Aux premiers il concède qu’il faut faire une distinction entre les représentations ; il va même jusqu’à leur accorder leur définition de la représentation compréhensive, hormis un seul point : elle est gravée et imprimée dans l’âme par un objet réel, et qui lui est conforme ; Carnéade refuse seulement d’ajouter[2] : de telle façon qu’un objet qui n'est pas n’en puisse produire une semblable. À Arcésilas, il accorde que nous ne saisissons jamais les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes ; mais il n’estime pas que cette impuissance de la pensée doive nous interdire toute croyance.

Qui, de Clitomaque ou de Métrodore, a le mieux compris la pensée du maître ? C’est un point que dans l’état de la question, il nous est impossible de décider absolument ; Cicéron, à qui nous devons les plus clairs et les meilleurs de ces renseignements, semble incliner du côté de Clitomaque[3] ; il reproche même à Carnéade d’avoir été moins conséquent avec lui-même

  1. On peut bien dire avec Hirzel (p. 180) qu’en s’exprimant ainsi, Carnéade a fait un pas vers le dogmatisme. Toutefois, en même temps, il renonce à cet idéal de sage, à ce type de perfection que les stoïciens avaient rêvé, et que les premiers académiciens avaient encore admis. Par là il s’éloigne du dogmatisme tel du moins qu’on le comprenait de son temps, plus peut-être qu’il ne s’en rapproche par sa théorie de la vraisemblance ; il renonce à la certitude.
  2. Sext., M. VII, 402. — Cf. VII, 172 où il est question de représentations capables de εἰς συγϰατάθεσιν ἐπισπᾶσθαι. Cf. Sext., P., I, 228-230. C’est sans doute par erreur que dans ce dernier passage Sextus attribue à Clitomaque la même opinion qu’à Carnéade. — Voy. Hinel, p. 176.
  3. Loc. cit., xxiv, 78.