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LIVRE II. — CHAPITRE IV.

dans le commerce quotidien de la vie, ils devaient être de désagréables compagnons. Écoutez-les, écoutez surtout les médiocres continuateurs de Chrysippe démontrer d’un ton rogue et triste, avec une longue suite de sorites à l’appui, que seul le sage peut être roi, prêtre, devin, jurisconsulte, banquier, cordonnier, qu’il peut bien s’emplir de vin, mais qu’il ne sera jamais ivre. Est-il difficile de comprendre qu’un esprit libre et vif, comme était Carnéade, ait perdu patience, et qu’il se soit donné pour tâche de faire justice de ces sornettes, de culbuter tous ces sorites ? À qui n’est-il pas arrivé, en écoutant certains dogmatistes, de se sentir furieusement pencher vers le scepticisme ? Carnéade entendait tous les jours les stoïciens ; il n’en faut pas davantage pour expliquer qu’il soit devenu probabiliste. La tâche qu’il s’est donnée était méritoire, et on comprend Cicéron disant[1] : « Carnéade nous a rendu un service d’Hercule en arrachant de nos âmes une sorte de monstre, l’assentiment trop prompt, c’est-à-dire la témérité et la crédulité. » Que dans cette lutte de tous les instants il n’ait jamais dépassé le but, que l’habitude de la discussion ne l’ait jamais amené à outrer quelqu’une de ses thèses, qu’il n’ait pas parfois méconnu les mérites de ses adversaires, c’est ce que nous ne voudrions pas nier, quoique, nous l’avons dit, il ait toujours montré une grande mesure, et une rare possession de soi-même. Mais en bonne justice, si cela est, on ne peut lui en faire un grand crime, pas plus que de nos jours on n’en veut beaucoup à un homme politique si, étant de l’opposition, il n’a pas toujours proclamé exactement les vertus du gouvernement qu’il combat.

En résumé, Carnéade est un calomnié de l’histoire. Il a chèrement payé le tort de n’avoir rien écrit. Livrer toutes ses pensées à des paroles que le vent emporte, que les auditeurs ne comprennent pas toujours, que la postérité ne peut pas contrôler, c’est faire la partie trop belle à ses ennemis, c’est se mettre à la merci des esprits superficiels. Heureux dans son

  1. Cic. Ac., II, xxxiv, 108.