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Page:Victor Brochard - Les Sceptiques grecs.djvu/20

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INTRODUCTION. — CHAPITRE I.

d’expliquer la contradiction apparente entre les formules de Démocrite et sa doctrine. Quand il est sceptique, c’est uniquement à l’égard des données sensibles[1]. Mais il y a, suivant lui, un autre mode de connaissance bien plus certain : c’est la raison, ou plutôt le raisonnement. À vrai dire, il ne paraît pas avoir cru que la raison à elle seule suffit à atteindre la vérité ; il s’est plutôt séparé sur ce point des éléates[2]. Mais en s’appliquant aux données sensibles, le raisonnement nous permet de connaître les réalités nécessaires pour les expliquer. Telle est la connaissance légitime (γνησίη), qu’il oppose à la connaissance obscure des sens (σκοτίη). C’est à peu près ce que Descartes dira plus tard. Ainsi, tout en conservant les formules citées ci-dessus, Démocrite peut dire, au moment même où il les emploie[3], que ce qui existe réellement (ἐτεῇ), ce sont les atomes et le vide.

Finalement, Démocrite n’est point sceptique dans le sens plein et entier du mot ; il ne l’est que partiellement. S’il a plu par la suite aux nouveaux académiciens de voir en lui un précurseur, Sextus Empiricus, bien mieux avisé, après avoir marqué les analogies, a soin[4] de signaler les différences qui séparent Démocrite des pyrrhoniens. « Il ne suffit pas, dit-il[5] très justement, pour être sceptique, de parler quelquefois comme un sceptique ; on cesse de l’être dès qu’on prononce une affirmation dogmatique. »

Mais s’il n’y a point, à proprement parler, de sceptiques

  1. Il est vrai qu’Aristote (De Gen. et Corr., I, 2) attribue à Démocrite cette opinion, soutenue plus tard par Épicure, que le phénomène sensible est vrai en lui-même. Mais Zeller (op. cit., p. 337) a bien montré qu’Aristote ne donne en ces passages que le résultat de ces propres déductions.
  2. Lorsque Démocrite (Sext., M., VIII, 327) déclare la démonstration impossible, il s’agit vraisemblablement de la démonstration abstraite, telle que l’entendaient les éléates. Au surplus, même dans cette négation, comme le remarque Sextus, Démocrite diffère des sceptiques, qui doutent seulement de la possibilité de la démonstration.
  3. Sext., M., VIII, 135.
  4. P., I, 213.
  5. P., I, 223.