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LA PHILOSOPHIE ANTÉSOCRATIQUE.

regard de la religion et des traditions un respect si grand qu’on a de la peine à ne pas le trouver un peu suspect. Leur conclusion sera qu’il faut vivre comme tout le monde, puisque la science n’est bonne à rien et même n’existe pas. C’est bien à tort qu’on regarde souvent le pyrrhonisme comme un défi jeté au sens commun. Nous montrerons au contraire qu’il n’est pas autre chose que la philosophie du sens commun. Au surplus, les sceptiques ne s’occupent pas volontiers des questions pratiques ; ils n’en parlent qu’à leur corps défendant, et n’en disent que ce qu’il est impossible de n’en pas dire. Ils se sentent mal à l’aise sur ce terrain, et aiment à s’en détourner ; car c’est là qu’on les attaque toujours, et ils sentent bien que c’est leur point faible. Aussi se rejettent-ils volontiers dans la discussion théorique : c’est là qu’ils triomphent. Ce qui chez les sophistes était en somme l’accessoire devient pour eux l’essentiel.

C’est donc seulement par les grandes lignes que ces deux écoles se ressemblent. Presque tout restait à faire après les sophistes. Le pyrrhonisme reprend l’esquisse commencée par les sophistes, et l’achève. C’est d’ailleurs ainsi que procède généralement l’esprit grec. Les artistes font toujours la même statue, et se contentent d’y modifier quelques détails, d’y ajouter quelques traits. Les poètes dramatiques reprennent souvent les mêmes sujets, et imitent leurs devanciers sans les copier. Les philosophes recommencent des περὶ φύσεως et ne se font pas scrupule d’encadrer les pensées de leurs prédécesseurs au milieu des leurs. Tous procèdent par additions successives, améliorant peu à peu l’œuvre commune, jusqu’à ce qu’ils l’aient portée au plus haut point de perfection. C’est à peu près ainsi que travaille la nature ; et c’est la prétention avouée du génie grec de se conformer en toutes choses à la nature.