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Page:Victor Brochard - Les Sceptiques grecs.djvu/291

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ÆNÉSIDÈME. — HÉRACLITÉISME.

adhésions particulières, sont fausses. Il y a ainsi un critérium de vérité, mais de vérité purement relative et phénoménale.

Natorp dépense des trésors de subtilité pour défendre cette théorie ; malheureusement il est bien difficile de l’admettre. Ce n’est pas que nous lui reprochions cette subtilité : avec Ænésidème elle est bien permise. Ce n’est pas non plus que nous méconnaissions la part de vérité que renferme son explication. Il est tout à fait certain, et nous le montrerons plus tard, qu’il y a dans le scepticisme de la dernière période une partie positive, celle-là même qu’a signalée Natorp. Mais si cette conception est incontestable chez les derniers sceptiques, aucun texte n’autorise à l’attribuer à Ænésidème ; on n’a pas le droit de prêter à un philosophe des pensées que d’autres ont eues un siècle ou deux après lui ; rien ne prouve qu’un esprit, fût-il aussi puissant que celui d’Ænésidème, ait su apercevoir du premier coup toutes les conséquences qui devaient sortir des thèses du scepticisme. Natorp sent bien qu’il y a là une difficulté ; il argue de l’insuffisance de nos renseignements sur Ænésidème pour réclamer le droit de reconnaître sa pensée dans les sceptiques ultérieurs. Rien ne peut faire cependant que ce ne soit là une méthode qui outrepasse le droit de l’historien.

Il y a plus : cette théorie que nous n’avons pas le droit d’attribuer à Ænésidème, est précisément celle que soutient Sextus ; on en verra plus loin d’irrécusables preuves. C’est Sextus qui fait une distinction très nette entre les choses ou réalités en soi, inaccessibles à la connaissance, et les phénomènes dont l’ordre de succession peut être observé et prévu ; c’est dans sa philosophie

    qu’il faut suivre la coutume, faire comme tout le monde (Sext., P., I, 146, 154). Sextus dit même que le scepticisme, comme toutes les autres philosophies, part ἀπὸ κοινῆς τῶν ἀνθρωπῶν προλήψεως (P., I, 211). Mais la distance qui sépare ici Ænésidème des vrais sceptiques n’est diminuée qu’en apparence, car les sceptiques se gardaient bien de dire que ce qui est conforme à l’opinion commune soit vrai : ils disaient seulement qu’il faut s’y conformer, et c’est là un précepte purement pratique. Au contraire, Ænésidème déclare vrai ce qui apparaît de la même manière à tous les hommes, et il n’est pas possible de supposer qu’il n’ait pas compris la portée de ce mot ἀληθές et qu’il ait cru rester sceptique en le prononçant.