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Page:Victor Brochard - Les Sceptiques grecs.djvu/306

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LIVRE III. — CHAPITRE V.

chose qui a été observée en même temps que lui, et n’est plus actuellement évidente : ainsi la fumée nous fait penser au feu. En effet, ayant souvent vu ces phénomènes unis entre eux, aussitôt que nous apercevons l’un, la mémoire nous suggère l’idée de l’autre, du feu, qui n’est pas actuellement visible. Il en est de même pour la cicatrice qui se montre après la blessure, et pour la lésion du cœur qui précède la mort. Voyant la cicatrice, la mémoire nous représente la blessure qui l’a précédée ; et voyant la lésion du cœur, nous prévoyons la mort future. »

Ce que les sceptiques combattent, c’est la théorie des signes indicatifs, c’est-à-dire la doctrine suivant laquelle il y aurait entre les phénomènes un lien nécessaire et constant, tel, en un mot, que l’entendent aujourd’hui encore les dogmatistes.

Il faut bien convenir qu’au point de vue où ils se plaçaient, leurs arguments sont inattaquables : à s’en tenir aux seules données de l’expérience, aux seuls phénomènes, il est impossible de voir dans l’induction autre chose qu’une association d’idées fondée sur l’habitude, et variable comme elle. Ainsi Stuart Mill, en essayant d’établir une théorie scientifique de l’induction, avoue que l’induction ne saurait avoir une valeur absolue : elle ne vaut que pour le monde où nous sommes, et il y a peut-être des mondes où les phénomènes ne sont soumis à aucune loi.

Encore une fois, nous ne prétendons pas qu’Ænésidème soit allé jusque-là : les textes ne nous y autorisent pas. Mais, s’il n’a pas montré en quel sens et dans quelle mesure il peut y avoir une science expérimentale, il a compris et prouvé que la science, au sens absolu que donnaient à ce mot les anciens, est impossible. Il n’y a de science, en effet, et de démonstration, que là où les idées sont enchaînées par un lien nécessaire : mais il n’y a de nécessité véritable que là où les rapports peuvent être déterminés rationnellement, ou, comme nous disons aujourd’hui, a priori. Or, qu’on essaie, étant donné un fait, un signe, pour parler comme les stoïciens, de déterminer a priori la nature de la chose signifiée. Ici, comme quand il s’agit de la cause, et plus