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LE SCEPTICISME. — PARTIE DESTRUCTIVE.

s’agit est très vive, elle dure peu ; si elle dure, d’ordinaire elle n’est pas très vive, et on peut y apporter quelque soulagement. Fût-elle très vive, la faute n’en serait pas au sceptique, mais à la nature, et le sceptique a du moins évité la seule faute que les hommes puissent commettre en pareil cas, celle de s’infliger à soi-même une foule de maux par les idées qu’on se fait du bien et du mal. Celui qui ne se figure pas que la douleur est un mal ne souffre que de l’impression présente ; celui qui la regarde comme un mal double sa souffrance. On voit parfois l’homme à qui on coupe un membre, souffrir sans pâlir et sans gémir : les assistants au contraire, dès qu’ils voient couler le sang, se mettent à trembler et à pleurer ; tant il est vrai que l’idée d’un mal peut être plus pénible que le mal lui-même.

Voilà comment le sceptique, bien plus facilement que le dogmatiste, arrive à être heureux. Il est comme ce peintre[1], qui ayant voulu peindre l’écume d’un cheval, et désespérant d’y parvenir, jeta de dépit contre son tableau l’éponge qui lui servait à nettoyer ses pinceaux : elle atteignit le cheval, et l’écume se trouva fort bien représentée. Le sceptique aussi désespérant d’atteindre rationnellement l’ataraxie, parce qu’il a vu le désaccord des sens et de l’intelligence, suspend son jugement ; et par une heureuse rencontre, l’ataraxie survient, comme l’ombre suit le corps[2].

Divers chemins conduisent à cette perfection morale. On appelle tropes, les moyens d’arriver à la suspension du jugement. Il y a des tropes généraux, au nombre de trois : on peut opposer les sens aux sens : ainsi, une tour vue de loin est ronde : de près, elle est carrée ; où l’intelligence à l’intelligence : ainsi l’ordre du monde prouve qu’il y a une providence ; les malheurs des honnêtes gens, qu’il n’y en a pas ; enfin l’intelligence aux sens ; ainsi la neige paraît blanche, mais Anaxagore prouve qu’étant de l’eau condensée, elle doit être noire.

Il y a encore beaucoup d’autres tropes plus particuliers : tels

  1. P., I, 28.
  2. P., I, 29.