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LE SCEPTICISME. — PARTIE DESTRUCTIVE.

possible : il ne saurait donc y avoir de science de bien vivre. La science et l’art se reconnaissent à leurs œuvres : l’art du médecin à la guérison qu’il produit, l’art du peintre à ses tableaux. Mais il n’y a point d’œuvre propre à la sagesse : entre les actions accomplies par le commun des hommes et celles du prétendu sage, il n’y a point de différence : honorer ses parents, rendre un dépôt, voilà des choses dont tout le monde est capable.

Enfin, le sage ne peut être appelé vertueux que s’il doit lutter contre des appétits contraires à la raison : l’eunuque n’est pas continent, et ceux qui ont l’estomac malade ne sont pas sobres. Si on dit que la vertu consiste à vaincre ses appétits, le sage n’est pas heureux, puisque ses appétits sont pour lui une cause de trouble : et sa sagesse ne lui sert à rien.

Y eût-il un art de vivre heureux, il serait impossible de l’enseigner. Trois choses sont requises pour tout enseignement : il faut qu’il y ait une chose à enseigner, puis quelqu’un qui enseigne, enfin quelqu’un qui reçoive l’enseignement. Mais il n’y a rien qu’on puisse enseigner. Car on enseignerait ce qui est, ou ce qui n’est pas. Enseigner ce qui n’est pas serait absurde. Si on enseigne ce qui est, on l’enseigne en tant qu’il est, ou en tant qu’il possède quelque qualité. Dans le premier cas, la chose enseignée est un être, et par conséquent doit être évidente. Le second cas est également impossible ; car l’être n’a point d’accident ou de propriété qui ne soit un être.

On peut montrer de même que la chose enseignée ne saurait être ni corporelle, ni incorporelle ; ni vraie, ni fausse ; ni artificielle, ni naturelle ; ni claire, ni obscure.

Il n’y a non plus personne qui puisse instruire ou être instruit. Il serait absurde de prétendre que celui qui sait instruit celui qui sait, ou que celui qui ne sait pas instruit celui qui ne sait pas. Et celui qui sait ne peut instruire celui qui ne sait pas ; car ce dernier est comme l’aveugle qui ne peut voir, ou le sourd qui ne peut entendre. Et par quel moyen l’instruire ? Ce n’est ni par l’évidence, car ce qui est évident n’a pas besoin d’être enseigné ; ni par la parole, car la parole ne signifie rien par nature, puis-