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CONCLUSION.

d’agir et d’affirmer, eh bien ! il se contredit. Cela prouve que la contradiction est partout. Il est difficile, comme dit Pyrrhon, de dépouiller le vieil homme. Une contradiction de plus ou de moins n’est pas pour effrayer un pyrrhonien. La contradiction est son élément : il y vit et s’y complaît.

Voilà l’attitude en quelque sorte héroïque que les sceptiques auraient pu prendre. Ils ne l’ont pas fait, et en vérité on ne saurait les en blâmer. Prescrire aux hommes de ne faire dans la vie pratique aucun usage de leur intelligence, de vivre comme l’animal, c’était tomber dans le ridicule. Refuser à l’homme le pouvoir de distinguer entre le bien et le mal, déclarer la vertu impossible, renoncer à toute morale, c’était tomber dans l’odieux. À une époque surtout où la morale était unanimement regardée comme la partie principale de la philosophie, où la fonction essentielle du philosophe, sa raison d’être, était de définir le souverain bien et la vie heureuse, raisonner ainsi, c’eût été abdiquer. Déjà, des historiens refusaient de compter les sceptiques parmi les philosophes, parce qu’ils n’avaient pas d’opinion. Ils se seraient mis eux-mêmes hors de la philosophie, s’ils avaient déclaré ne pas s’occuper de la vie pratique.

Il fallut donc bien faire une théorie de l’action. Quelques-uns essayèrent de se dérober à cette tâche en remarquant que l’instinct peut de lui-même, sans aucune affirmation réfléchie, porter les animaux et l’homme à l’action. Mais l’insuffisance d’une telle théorie éclatait d’elle-même : c’était réduire l’homme à l’état de l’animal. D’ailleurs, la question n’était pas de savoir si l’homme agit quelquefois par instinct, mais comment il doit agir lorsqu’il n’obéit pas à l’instinct. Force était donc d’en venir à une véritable théorie. Les sceptiques, on l’a vu, se défendaient énergiquement de vouloir bouleverser la vie, et, sous le nom de critériums pratiques, ils formulèrent diverses règles de conduite. C’était introduire l’ennemi dans la place et tomber dans des contradictions que toute leur subtilité ne parvint pas à déguiser. Formuler des maximes générales, si simples qu’elles soient, c’est s’élever au-dessus des phénomènes, c’est sortir du point de vue