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LIVRE I. — CHAPITRE III.

Quel fut l’enseignement moral de Pyrrhon ? Sur ce point encore nous avons peu de documents. « Il soutenait, dit Diogène[1], que rien n’est honnête ni honteux, juste ni injuste, et de même pour tout le reste ; que rien n’existe réellement et en vérité, mais qu’en toutes choses les hommes se gouvernent d’après la loi et la coutume ; car une chose n’est pas plutôt ceci que cela. »

En dehors de cette formule toute négative, nous savons seulement que Pyrrhon considérait l’aphasie et l’ataraxie, et, suivant une expression qui parait lui avoir été plus familière, l’adiaphorie et l’apathie[2] comme le dernier terme auquel doivent tendre tous nos efforts. N’avoir d’opinion ni sur le bien, ni sur le mal, voilà le moyen d’éviter toutes les causes de trouble. La plupart du temps, les hommes se rendent malheureux par leur faute[3] ; ils souffrent parce qu’ils sont privés de ce qu’ils croient être un bien, ou que, le possédant, ils craignent de le perdre, ou parce qu’ils endurent ce qu’ils croient être un mal. Supprimez toute croyance de ce genre, et tous les maux disparaissent. Le doute est le vrai bien.

Pyrrhon paraît ici avoir professé une doctrine que les sceptiques ultérieurs, et même son disciple immédiat, Timon, trouvèrent excessive, et qu’ils adoucirent. L’idéal de Pyrrhon, c’est l’indifférence absolue, la complète apathie ; quoi qu’il arrive, le

  1. 61. Cf. Sext., M., XI, 140.
  2. Est-ce l’ataraxie ou l’apathie qui fut, suivant Pyrrhon, le but suprême de la vie ? Hirzel (op. cit., p. 15) se prononce pour la première hypothèse. Mais nous savons par Diogène (108) que certains sceptiques regardaient l’apathie comme le dernier mot de la sagesse. Que telle ait été l’opinion de Pyrrhon, c’est ce que montrent avec la dernière évidence les textes de Cicéron qu’on lira plus loin ; l’explication que donne Hirzel de l’emploi de ce mot par Cicéron semble bien arbitraire. Il n’est pas vrai non plus, comme le croit Hirzel, que les textes de Timon contredisait cette interprétation ; Timon, en effet, loue son maître d’avoir échappé aux maux qui naissent ἐκ παθέων δόξης τε… (Mullach, 125). Il semble donc que c’est seulement plus tard que les sceptiques substituèrent à l’apathie la métriopathie. (Cf. Ritter et Preller, Hist. phil., p. 341, 6e édit.)
  3. Diog., 108, seq. Cf. Aristoc. ap. Euseb., Præp. ev., XIV, xviii, 18.