Page:Vie de Lazarille de Tormès, 1886.djvu/17

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v
préface

D’où procède ce type de gueux ? Il serait un peu long de l’expliquer en détail. Disons seulement qu’il est le produit nécessaire de la grande commotion qui secoua si violemment la vieille Espagne à la fin du xve siècle et la lança dans la vie moderne.

La conquête de Grenade, la découverte de l’Amérique, l’expulsion des Juifs, les guerres d’Italie, événements tous d’importance capitale qui ont marqué le règne des Rois Catholiques, devaient avoir pour résultat de modifier profondément l’ancienne organisation sociale du pays. La hiérarchie des classes et des individus en fut troublée, des hommes, cantonnés jusqu’alors au fond de leur province et maintenus dans un état voisin de la servitude, furent du coup appelés à l’indépendance, entraînés hors de leur terroir par la propagande des découvreurs et des conquérants. Du haut des montagnes des Asturies, de la Castille et de la Navarre, des bandes, pareilles à des coulées de lave, descendaient vers les ports d’Andalousie, où se battait le rappel pour l’Italie et les Indes ; là s’entassaient, dans les caravelles et les galères en partance, ces gens simples, durcis par la misère et le climat natal, et que des récits merveilleux, des promesses folles, avaient exaltés, fanatisés au delà du possible. Ni tous revinrent, ni tous s’enrichirent. L’or des Indes ou les dépouilles rapportées d’Italie ne profitèrent qu’au plus petit nombre ; mais l’effervescence était telle que même les déceptions et les fatigues endurées ne la calmèrent de longtemps. La grande armée des aventuriers s’accrut d’année en année, et l’Espagne de la première moitié du xvie siècle fut comme envahie et rongée par une lèpre de déclassés, épaves de guerres malheureuses, de lointaines expéditions manquées, de désastres sur terre et sur mer. Et comme, au fond, le tempérament de la race n’avait pas varié, que les idées léguées par le moyen âge