Page:Vignier - Album de vers et de prose, 1888.djvu/14

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est le plus commun, peut-être : la sentimentalité… Que j’ouvre là une parenthèse vous obligeant à remarquer combien je suis à la fois humble et outrecuidant ; humble de montrer un tel revers à une médaille qui semblait brillante et irréprochablement frappée, outrecuidant d’oser ainsi me targuer, de prime-abord, sans nulle préparation, de cette affection particulière de l’âme, que les plus parfaits d’entre les médiocres hésitent à revendiquer. Eh bien oui, pourtant ! cette tumescence superfétatoire, ce lichen primordial, cette floraison embryonnaire et subalterne — de bleu nuée, prétendent les bien-diserts d’entre vous, — a ses périodes d’épanouissement en moi. Il m’est arrivé, c’est l’us consacré, de sécher des roses marries par un trop long séjour sur tel corsage ; je ne citerai que pour mémoire les bagues en cheveux, les blagues en soie, les scapulaires, les coffrets de santal où, pieusement et définitivement surtout, l’on enfouit ses lettres…

Des aventures me sont échues ; j’en ai même suscitées. Une, entre autres, que je narrerai avec votre permission ! La voici, nullement littéraire d’ailleurs, sans aucun fard, sans nulle pompe, ainsi qu’il convient :

Un matin, après je ne sais plus quels abrutissants divertissements qui n’avaient pris fin qu’à l’aurore, je rencontrai, dans les Champs-Elysées, une jeune fille, couturière ou modiste se rendant à son travail — que je remarquai pour l’unique raison capable à ce moment d’éveiller ma curiosité, pour une habitude froissée : Elle ne m’avait pas, quand je passai auprès d’elle, accordé le regard bienveillant, dont c’est la coutume des femmes de me gratifier. (Vous n’êtes pas sans avoir observé, messieurs, encore que peu d’attraits vous favorisent, que ce regard témoigne d’une aménité plus accentuée sous l’influence de températures spéciales ; j’en ai essuyé de merveilleux par certaines somptueuses après-midi d’automne commençante.) Or en de telles conjonctures, le manque d’égards de cette donzelle me choqua… m’intéressa plutôt. Je la suivis. Elle était laide, non pas de cette laideur rancunière et quasi agressive des vieilles filles, que la haine de l’homme a investies, mais d’une laideur douce, résignée. Pauvrement vêtue, elle passait le long des édifices, sans heurt, en s’effaçant, fluide presque…

Mais tôt d’ailleurs, cette inconnue ne m’intriguait plus : j’avais déjà oublié le motif qui m’avait fait la suivre, et si, d’un pas machinal, je persistais à marcher derrière elle, c’est que, vraiment, je n’avais aucun but et que cette passante