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14 ALFRED DE VIGNY


La terre alors chancelle et le soleil hésite,
Vos anges sont jaloux et m’admirent entre eux. —
Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux ;
Vous m’avez fait vieillir puissant et solitaire.
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre !
 
« Sitôt que votre souffle a rempli le berger,
Les hommes se sont dit : « Il nous est étranger : »
Et les yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,
Car ils venaient, hélas ! d’y voir plus que mon âme.
J’ai vu l’amour s’éteindre et l’amitié tarir ;
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M’enveloppant alors de la colonne noire.
J’ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire.
Et j’ai dit dans mon cœur : « Que vouloir à présent ? »
Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant,
Ma main laisse l’effroi sur la main qu’elle touche,
L’orage est dans ma voix, l’éclair est sur ma bouche ;
Aussi, loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous,
Et, quand j’ouvre les bras, on tombe à mes genoux,
O Seigneur ! j’ai vécu puissant et solitaire.
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre ! »

Or, le peuple attendait, et, craignant son courroux.
Priait sans regarder le mont du Dieu jaloux ;
Car, s’il levait les yeux, les flancs noirs du nuage
Roulaient et redoublaient les foudres de l’orage,
Et le feu des éclairs, aveuglant les regards.
Enchaînait tous les fronts courbés de toutes parts.
Bientôt le haut du mont reparut sans Moïse. —
Il fut pleuré. — Marchant vers la terre promise,
Josué s’avançait pensif, et pâlissant,
Car il était déjà l’élu du Tout-Puissant.

Ecrit en 1822.