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JOURNAL D’UN POÈTE

Bénis soient donc les malheurs d’autrefois, qui ôtèrent à mon père et à mon grand-père leurs grands châteaux de la Beauce, puisqu’ils m’ont fait connaître cette joie du salaire d’ouvrier qu’on apporte à sa mère, en secret et sans qu’elle le sache.

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27 DÉCEMBRE. — La douleur n’est pas une. Elle se compose d’un grand nombre d’idées qui nous assiègent et qui nous sont apportées par le sentiment ou par la mémoire. Il faut les séparer, marcher droit à chacune d’elles, la prendre corps à corps, la presser jusqu’à ce qu’elle soit bien familière, l’étouffer ainsi ou du moins l’engourdir et la rendre inoffensive comme un serpent familier. Les souvenirs aujourd’hui m’attaquent et me serrent le cœur. Tout les fait naître. Le bruit de la pendule noire de ma mère me rappelle le temps où elle fut achetée. Mon père l’aimait beaucoup. Il la choisit lui-même chez Tarault et l’envoya rue du Marché-d’Aguesseau, où nous demeurions. Elle marqua les heures de mon éducation. Sur ses quantièmes, ma bonne mère, bien belle alors, m’apprit les mois de la République et ceux du calendrier actuel. Les premiers me furent plus faciles et j’aimais les beaux noms de fructidor, thermidor et messidor. Devant cette pendule s’asseyait mon père, ses pieds sur