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ALFRED DE VIGNY

Paris, où je fus élevé, entre mon père et ma mère et par eux, avec un amour sans pareil. Ils avaient eu trois fils : Léon, Adolphe, Emmanuel, morts avant ma naissance. Je restais seul, le plus faible et le dernier d’une ancienne et nombreuse famille de Beauce. Mon grand-père était fort riche. Vigny, le Tronchet, Gravelle, Émerville, Saint-Mars, Sermoise, Lourquetaine, etc., etc., étaient des terres à lui. — Il ne m’en reste que les noms sur une généalogie. — Il faisait en Beauce, avec mon père et ses sept frères, de grandes chasses au loup. Il tenait un état de prince. La Révolution détruisit tout. Ses terres appartinrent à ses hommes d’affaires, qui les achetèrent en assignats. — Ses enfants moururent, les uns tués à l’armée de Condé, les autres avec peu de biens, un à la Trappe. — Le frère de ma mère à Quiberon, son père en prison. — Mon père resta seul et m’éleva avec peu de fortune.

Malheur dont rien ne tire quand on est honnête homme.

Je remarque, en repassant les trente années de ma vie, que deux époques les divisent en deux parts presque égales, et ces époques semblent deux siècles à la pensée : l’Empire et la Restauration. L’une fut le temps de mon éducation ; l’autre, de ma vie militaire et poétique. Une troisième époque commence depuis deux ans : celle de la Révolution, ce sera la plus philosophique de ma vie, je pense.