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JOURNAL D’UN POÈTE

ils seraient heureux et transportés chaque jour. — C’est pour cela qu’ils ont créé le théâtre ; mais le théâtre ne parle que du passé ou ne s’explique sur les événements présents que par des allusions très-détournées. Il a fallu un théâtre de chaque jour où des grands personnages vinssent jouer le matin leur rôle de la veille, ou le soir celui du matin ; où les spectateurs fussent vingt, cent, huit cents, mille à la fois ; où tous les yeux d’un peuple fussent attentifs à la même scène, au même moment, sans que les spectateurs eussent besoin de quitter leur demeure ; ce théâtre a été fait, ce théâtre, c’est un journal. Là viennent jouer tous à la fois les peuples et les rois. Acteurs, observez-vous bien ! tous vos gestes sont remarqués et comptés, le monde a tous ses yeux ouverts sur vous. L’applaudissement est rare et le murmure fréquent. Hâtez-vous surtout de changer de scènes, car en un jour une scène est usée et elle use et dévore votre nom, ou, si ce n’est elle, c’est celle que joue une autre célébrité dans quelque autre coin du globe. Celui qui fait mouvoir chaque jour à son gré ces personnages vivants, celui qui les présente sur son théâtre, dans le sens et sous le jour qui lui plaît, celui qui les grandit ou les rapetisse à son gré, c’est le journaliste ! Ce sera toi demain, si tu veux ! Vois si tu trouves assez vaste cette occupation !

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