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DE SERVITUDE MILITAIRE.

dont les larmes et le sang tombent goutte à goutte dans les eaux noires des rochers ; ce sont des beautés pâles dont les cheveux s’allongent en arrière, comme les rayons d’une lointaine comète, et se fondent dans le sein humide de la lune; elles passent vite, et leurs pieds s’évanouissent enveloppés dans les plis vaporeux de leurs robes blanches; elles n’ont pas d’ailes, et volent. Elles volent en tenant des harpes, elles volent les yeux baissés et la bouche entr’ouverte avec innocence; elles jettent un cri en passant et se perdent, en montant, dans la douce lumière qui les appelle. Ce sont des navires aériens qui semblent se heurter contre des rives sombres, et se plonger dans des flots épais ; les montagnes se penchent pour les pleurer, et les dogues noirs élèvent leurs têtes difformes et hurlent longuement, en regardant le disque qui tremble au ciel, tandis que la mer secoue les colonnes blanches des Orcades qui sont rangées comme les tuyaux d’un orgue immense, et répandent, sur l’Océan, une harmonie déchirante et mille fois prolongée dans la caverne où les vagues sont enfermées.

La musique se traduisait ainsi en sombres images dans mon âme, bien jeune encore, ouverte à toutes les sympathies et comme amoureuse de ses douleurs fictives.

C’était, d’ailleurs, revenir à la pensée de celui qui avait inventé ces chants tristes et puissants,