Page:Vigny - Servitude et grandeur militaires, 1885.djvu/196

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

que tu as entrevu, je crois, vint me trouver et me dit : « Citoyen, qu’est-ce que l’honneur veut que je fasse ? » — Pauvre petit ! Il avait dix ans, je crois, et cela parlait d’honneur dans un tel moment ! Je le pris sur mes genoux dans le canot et je l’empêchai de voir sauter son père avec le pauvre Orient, qui s’éparpilla en l’air comme une gerbe de feu. Nous ne sautâmes pas, nous, mais nous fûmes pris, ce qui est bien plus douloureux, et je vins à Douvres, sous la garde d’un brave capitaine anglais nommé Collingwood, qui commande à présent le

Culloden. C’est un galant homme s’il en fut, qui, depuis 1761 qu’il

sert dans la marine, n’a quitté la mer que pendant deux années, pour se marier et mettre au monde ses deux filles. Ces enfants, dont il parle sans cesse, ne le connaissent pas, et sa femme ne connaît guère que par ses lettres son beau caractère. Mais je sens bien que la douleur de cette défaite d’Aboukir a abrégé mes jours, qui n’ont été que trop longs, puisque j’ai vu un tel désastre et la mort de mes glorieux amis. Mon grand âge a touché tout le monde ici ; et, comme le climat de l’Angleterre m’a fait tousser beaucoup et a renouvelé toutes mes blessures au point de me priver entièrement de l’usage d’un bras, le bon capitaine Collingwood a demandé et obtenu pour moi (ce qu’il n’aurait pu obtenir pour lui-même à qui la terre était