Page:Vigny - Servitude et grandeur militaires, 1885.djvu/232

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ma jeunesse, anéantie dans la honteuse inutilité du prisonnier. La frégate marchait rapidement, toutes voiles dehors, et je ne la sentais pas aller. J’avais appuyé mes deux mains à un câble et mon front sur mes deux mains, et, ainsi penché, je regardais dans l’eau de la mer. Ses profondeurs vertes et sombres me donnaient une sorte de vertige, et le silence de la nuit n’était interrompu que par des cris anglais. J’espérais un moment que le navire m’emportait bien loin de France et que je ne verrais plus le lendemain ces côtes droites et blanches, coupées dans la bonne terre chérie de mon pauvre pays. — Je pensais que je serais ainsi délivré du désir perpétuel que me donnait cette vue et que je n’aurais pas, du moins, ce supplice de ne pouvoir même songer à m’échapper sans déshonneur, supplice de Tantale, où une soif avide de la patrie devait me dévorer pour longtemps. J’étais accablé de ma solitude et je souhaitais une prochaine occasion de me faire tuer. Je rêvais à composer ma mort habilement et à la manière grande et grave des anciens. J’imaginais une fin héroïque et digne de celles qui avaient été le sujet de tant de conversations de pages et d’enfants guerriers, l’objet de tant d’envie parmi mes compagnons. J’étais dans ces rêves qui, à dix-huit ans, ressemblent plutôt à une continuation d’action et de combat qu’à une sérieuse méditation, lorsque je me sentis doucement