Page:Vigny - Servitude et grandeur militaires, 1885.djvu/245

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l’inexorable lui répondait : Restez en mer, et lui envoyait une dignité ou une médaille d’or par chaque belle action ; sa poitrine en était surchargée. Il écrivait encore : « Depuis que j’ai quitté mon pays, je n’ai pas passé dix jours dans un port, mes yeux s’affaiblissent ; quand je pourrai voir mes enfants, la mer m’aura rendu aveugle. Je gémis de ce que sur tant d’officiers il est si difficile de me trouver un remplaçant supérieur en habileté. » L’Angleterre répondait : Vous resterez en mer, toujours en mer. Et il y resta jusqu’à sa mort.

Cette vie romaine et imposante m’écrasait par son élévation et me touchait par sa simplicité, lorsque je l’avais contemplée un jour seulement, dans sa résignation grave et réfléchie. Je me prenais en grand mépris, moi qui n’étais rien comme citoyen, rien comme père, ni comme fils, ni comme frère, ni homme de famille, ni homme public, de me plaindre quand il ne se plaignait pas. Il ne s’était laissé deviner qu’une fois malgré lui, et moi, fourmi d’entre les fourmis que foulait aux pieds le sultan de la France, je me reprochais mon désir secret de retourner me livrer au hasard de ses caprices et de redevenir un des grains de cette poussière qu’il pétrissait dans le sang. — La vue de ce vrai citoyen dévoué, non comme je l’avais été, à un homme, mais à la Patrie et au Devoir, me fut une heureuse rencontre,