Page:Vigny - Servitude et grandeur militaires, 1885.djvu/262

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vie du camp, dans la boue des marches et du bivouac. Je me vengeais de Bonaparte en servant la Patrie, sans rien tenir de Napoléon ; et quand il passait devant mon régiment, je me cachais, de crainte d’une faveur. L’expérience m’avait fait mesurer les dignités et le Pouvoir à leur juste valeur ; je n’aspirais plus à rien qu’à prendre de chaque conquête de nos armes la part d’orgueil qui devait me revenir selon mon propre sentiment ; je voulais être citoyen, où il était encore permis de l’être, et à ma manière. Tantôt mes services étaient inaperçus, tantôt élevés au-dessus de leur mérite, et moi je ne cessais de les tenir dans l’ombre, de tout mon pouvoir, redoutant surtout que mon nom fût trop prononcé. La foule était si grande de ceux qui suivaient une marche contraire, que l’obscurité me fut aisée, et je n’étais encore que lieutenant de la Garde Impériale en 1814, quand je reçus au front cette blessure que vous voyez, et qui, ce soir, me fait souffrir plus qu’à l’ordinaire.

Ici le capitaine Renaud passa plusieurs fois la main sur son front, et, comme il semblait vouloir se taire, je le pressai de poursuivre, avec assez d’instance pour qu’il cédât.

Il appuya sa tête sur la pomme de sa canne de jonc.

— Voilà qui est singulier, dit-il, je n’ai jamais raconté tout cela, et ce soir j’en ai envie.