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SOUVENIRS

roule tout à coup, parce qu’elle était vive comme un poisson : ces cheveux-là, si vous les aviez vus ! c’était comme de l’or. Comme ils continuaient à se parler bas, le jeune homme lui baisant le front de temps en temps et elle pleurant, cela m’impatienta :

— Eh bien, ça vous va-t-il ? leur dis-je à la fin.

— Mais… mais, capitaine, vous êtes bien bon, dit le mari ; mais c’est que… vous ne pouvez pas vivre avec des déportés, et… il baissa les yeux.

— Moi, dis-je, je ne sais ce que vous avez fait pour être déporté, mais vous me direz ça un jour, ou pas du tout, si vous voulez. Vous ne m’avez pas l’air d’avoir la conscience bien lourde, et je suis bien sûr que j’en ai fait bien d’autres que vous dans ma vie, allez, pauvres innocents. Par exemple, tant que vous serez sous ma garde, je ne vous lâcherai pas, il ne faut pas vous y attendre ; je vous couperais plutôt le cou comme à deux pigeons. Mais une fois l’épaulette de côté, je ne connais plus ni amiral ni rien du tout.

— C’est que, reprit-il en secouant tristement sa tête brune, quoique un peu poudrée, comme cela se faisait encore à l’époque, c’est que je crois qu’il serait dangereux pour vous, capitaine, d’avoir l’air de nous connaître. Nous rions parce que nous sommes jeunes ; nous avons l’air heureux parce que nous nous aimons ; mais j’ai de