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FRAGMENT DE L’ACTE V.

Monologue de ROMÉO.

C’est là qu’ils l’ont placée — ô mon trésor, ma femme !
La mort en emportant ton souffle avec ton âme
N’a pas eu de pouvoir encor sur ta beauté.
Jusque dans le cercueil ton trésor t’est resté.
Non, tu n’es pas conquise, et l’ombre ô tu reposes
De ta bouche adorée a conservé les roses.
Devant tant de beauté le trépas recula,
Et son pâle étendard ne va pas jusque-là.
Ô Juliette, hélas ! comment es-tu si belle ?
Le spectre de la mort qui près de lui t’appelle,
Préparant sous la tombe un hymen monstrueux,
De sa belle victime est-il donc amoureux ?
Je lui disputerai ses voluptés funèbres.
Et Roméo, couché dans ce lit de ténèbres,
Va pour l’éternité dormir, ô mes amours,
[Dans ce linceul glacé qui couvre tes atours]
Avec les vers chargés du soin de tes atours.
Ici je veux rester, et voir tes sombres voiles
Arracher mes destins au pouvoir des étoiles,
Que mon corps se repose enfin dans le trépas.
Mes yeux, jetez sur elle un regard ; ô mes bras,
Pour la dernière fois, soulevez ma maîtresse ;
Mes lèvres, sur ce front, entre sa double tresse,
Par un sombre baiser, scellez avec effort
Le pacte illimité de l’homme avec la mort.
Au poison.
Et toi, viens, conducteur des âmes généreuses.
Guide du désespoir aux régions heureuses,