Page:Vigny - Théâtre, II, éd. Baldensperger, 1927.djvu/359

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
349
CHATTERTON.

Entre ces deux personnages s’est montrée, dans toute la pureté idéale de sa forme, Kitty Bell, l’une des rêveries de Stello. On savait quelle tragédienne on allait revoir dans madame Dorval ; mais avait-on prévu cette grâce poétique avec laquelle elle a dessiné la femme nouvelle qu’elle a voulu devenir ? Je ne le crois pas. Sans cesse elle fait naître le souvenir des Vierges maternelles de Raphaël et des plus beaux tableaux de la Charité ; — sans effort elle est posée comme elles ; comme elles aussi elle porte, elle emmène, elle assied ses enfants, qui ne semblent jamais pouvoir être séparés de leur gracieuse mère ; offrant ainsi aux peintres des groupes dignes de leur étude, et qui ne semblent pas étudiés. Ici sa voix est tendre jusque dans la douleur et le désespoir ; sa parole lente et mélancolique est celle de l’abandon et de la pitié ; ses gestes, ceux de la dévotion bienfaisante ; ses regards ne cessent de demander grâce au Ciel pour l’infortune ; ses mains sont toujours prêtes à se croiser pour la prière ; on sent que les élans de son cœur, contenus par le devoir, lui vont être mortels aussitôt que l’amour et la terreur l’auront vaincue. Rien n’est innocent et doux comme ses ruses et ses coquetteries naïves pour obtenir que le quaker lui parle de Chatterton. Elle est bonne et modeste jusqu’à ce qu’elle soit surprenante d’énergie, de tragique grandeur et d’inspirations imprévues, quand l’effroi fait enfin sortir au dehors tout le cœur d’une femme et d’une amante. Elle est poétique dans tous les détails de ce rôle qu’elle caresse avec amour, et dans son ensemble qu’elle paraît avoir composé avec prédilection, montrant enfin sur la scène française le talent le plus accompli dont le théâtre se puisse enorgueillir.

Ainsi ont été présentés les trois grands caractères sur lesquels repose le drame. Trois autres personnages, dont les premiers sont les victimes, ont été rendus avec une rare vérité. John Bell est bien l’égoïste, le calculateur bourru ; bas avec les grands, insolent avec les petits. Le lord-maire est bien le protecteur empesé, sot, confiant en lui-même, et ces deux rôles sont largement joués. Lord Talbot, bruyant, insupportable et obligeant sans bonté, a été représenté avec élégance, ainsi que ses amis importuns.

J’avais désiré et j’ai obtenu que cet ensemble offrît l’aspect