Page:Villemain - Discours et mélanges littéraires.djvu/30

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quelque chose d’amusant. Montaigne abuse beaucoup de son lecteur. Ces chapitres qui parlent de tout, excepté de ce que promettait le titre, ces digressions qui s’embarrassent l’une dans l’autre, ces longues parenthèses qui donnent le temps d’oublier l’idée principale, ces exemples qui viennent à la suite des raisonnements et ne s’y rapportent pas, ces idées qui n’ont d’autre liaison que le voisinage des mots, enfin cette manie continuelle de dérouter l’attention du lecteur, pourrait fatiguer ; et l’on serait quelquefois tenté de ne plus suivre un écrivain qui ne veut jamais avoir de marche assurée ; un trait inattendu nous ramène, un mot plaisant nous pique, nous réveille. Le sujet nous a souvent échappé ; mais nous retrouvons toujours l’auteur, et c’est lui que nous aimons.

Je n’ignore pas que c’est un grand ridicule de vouloir attribuer tous les genres de mérite à l’homme dont on fait l’éloge ; et je ne m’arrêterais pas sur l’éloquence de Montaigne, dont la réputation peut se passer d’un nouveau titre, si j’avais été moins frappé de quelques morceaux des Essais, où ce grand talent de l’éloquence semble se trahir, à l’insu de l’auteur, par l’audace et la vivacité des mouvements.

Et comment, en effet, la discussion d’une vérité morale intéressante pour l’humanité, le besoin de combattre une erreur honteuse, un préjugé funeste, ne pourraient-ils échauffer l’âme de l’écrivain, l’agrandir, lui communiquer cette force persuasive qui commande aux esprits, et du philosophe éclairé faire un orateur éloquent ? Le zèle de la vertu ne serait-il pas aussi puissant que les passions ? C’est ainsi que Montaigne me paraît s’élever au-dessus de lui-même, lorsqu’il nous exhorte à fortifier notre âme contre la crainte de la mort. Son style devient noble, grave, austère : à l’imitation de Lucrèce, il fait paraître la Nature adressant la parole à l’homme ; mais le langage qu’il met