Page:Villiers de L'Isle-Adam - Contes cruels.djvu/168

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Leur intimité datait de six mois à peine.

Ce soir-là, donc, ils regardaient, en silence, les vagues silhouettes des voitures, des ombres, des promeneurs.

Tout à coup madame Émery prit, doucement, la main de son amant :

— Ne vous semble-t-il pas, mon ami, lui dit-elle, que, sans cesse agités d’impressions artificielles et, pour ainsi dire, abstraites, les grands artistes — comme vous — finissent par émousser en eux la faculté de subir réellement les tourments ou les voluptés qui leur sont dévolus par le Sort ! Tout au moins traduisez-vous avec une gêne, — qui vous ferait passer pour insensibles, — les sentiments personnels que la vie vous met en demeure d’éprouver. Il semblerait, alors, à voir la froide mesure de vos mouvements, que vous ne palpitez que par courtoisie. L’Art, sans doute, vous poursuit d’une préoccupation constante jusque dans l’amour et dans la douleur. À force d’analyser les complexités de ces mêmes sentiments, vous craignez trop de ne pas être parfaits dans vos manifestations, n’est-ce pas ?… de manquer d’exactitude dans l’exposé de votre trouble ?… Vous ne sauriez vous défaire de cette arrière-pensée. Elle paralyse chez vous les meilleurs élans et tempère toute expansion naturelle. On dirait que, — princes d’un autre univers, — une foule invisible ne cesse de vous environner, prête à la critique ou à l’ovation.

» Bref, lorsqu’un grand bonheur ou un grand malheur vous arrivent, ce qui s’éveille, en vous, tout d’abord, avant