Page:Villiers de L'Isle-Adam - Contes cruels.djvu/195

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faculté d’agrandir les objets et de les saturer de solennité, que les physiologistes ont constatée chez les individus frappés d’une émotion très intense.

Le long miroir se déforma donc sous ses yeux chargés d’idées troubles et atones. Des souvenirs d’enfance, de plages et de flots argentés, lui dansèrent dans la cervelle. Et ce miroir, sans doute à cause des étoiles qui en approfondissaient la surface, lui causa d’abord la sensation de l’eau dormante d’un golfe. Puis s’enflant encore, grâce aux soupirs du vieillard, la glace revêtit l’aspect de la mer et de la nuit, ces deux vieilles amies des cœurs déserts.

Il s’enivra quelque temps de cette vision, mais le réverbère qui rougissait la bruine froide derrière lui, au-dessus de sa tête, lui sembla, répercuté au fond de la terrible glace, comme la lueur d’un phare couleur de sang qui indiquait le chemin du naufrage au vaisseau perdu de son avenir.

Il secoua ce vertige et se redressa, dans sa haute taille, avec un éclat de rire nerveux, faux et amer, qui fit tressaillir, sous les arbres, les deux sergents de ville. Fort heureusement pour l’artiste, ceux-ci, croyant à quelque vague ivrogne, à quelque amoureux déçu, peut-être, continuèrent leur promenade officielle sans accorder plus d’importance au misérable Chaudval.

— Bien, renonçons ! dit-il simplement et à voix basse, comme le condamné à mort qui, subitement réveillé, dit au bourreau : « Je suis à vous, mon ami. »