Page:Villiers de L'Isle-Adam - L’Ève future, 1909.djvu/242

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dire à chaque menton qu’il rase : « Il fait beau ou vilain temps ! » pour engager la conversation, laquelle (s’il lui est répondu) roule cinq minutes sur ce sujet, pour être automatiquement reprise par le menton suivant, et ainsi de suite, et recommencer le lendemain ? Cela donne un peu plus de quatorze années compactes de sa vie, c’est-à-dire la quatrième partie, environ, de la totalité de ses jours ; le reste est employé à naître, geindre, grandir, boire, manger, dormir et voter d’une manière éclairée.

Que voulez-vous qu’on improvise, hélas ! qui n’ait été débité, déjà, par des milliards de bouches ? On tronque, on ajuste, on banalise, on balbutie, voilà tout. Cela vaut-il la peine d’être regretté, d’être dit, d’être écouté ? Est-ce que la Mort, avec sa poignée de terre, ne clora pas, demain, tout ce parlage insignifiant, tout ce rebattu où nous nous répandons en croyant « improviser » ?

Et comment hésiteriez-vous à préférer, comme économie de temps, les admirables condensations verbales, composées par ceux-là qui ont le métier de la parole, l’habitude de la pensée, et qui peuvent exprimer, à eux seuls, les sensations de toute l’Humanité ! Ces hommes-mondes ont analysé les plus subtiles nuances des passions. C’est l’essence, que, seule, ils ont gardée, qu’ils expriment en condensant des milliers de volumes au profond d’une seule page. C’est nous-mêmes qu’ils sont, quels que nous soyons. Ils sont les incarnations du dieu Protée qui veille en nos cœurs. Toutes nos idées, nos paroles, nos sentiments, pesés au carat, sont étiquetés, en leurs esprits,