Page:Villiers de L’Isle-Adam - Derniers Contes, 1909.djvu/52

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joyeuse — dont le timbre fit vibrer le vitrage du cabinet de consultations et frémir les feuilles des plantes tropicales, un joufflu colosse, en riches fourrures, s’étant rué, bombe humaine, à travers les rangs lamentables de la clientèle du docteur Hallidonhill, pénétra, sans ticket, jusque dans le sanctum du prince de la Science, lequel, froid, en son habit noir, venait, comme toujours, de s’asseoir devant sa table. Le saisissant à bras le corps, il l’enleva comme une plume et, baignant, en silence, de pleurs attendris les deux joues blêmes et glabres du praticien, les baisa et rebaisa d’une façon sonore, en manière de paradoxale nourrice normande ; puis le reposa comateux et presque étouffé en son fauteuil vert.

— Deux millions ? Les voulez-vous ? En voulez-vous trois ? vociférait le géant, réclame terrible et vivante. — Je vous dois le souffle, le soleil, les bons repas, les effrénées passions, la vie, tout ! Réclamez donc de moi des honoraires inouïs : j’ai soif de reconnaissance !

— Ah ça, quel est ce fou ? Qu’on l’expulse !… articula faiblement le docteur après un moment de prostration.

— Mais non, mais non ! gronda le géant avec un coup d’œil de boxeur qui fit reculer le valet. Au fait, je comprends que vous, mon sauveur même, vous ne me reconnaissiez pas. Je suis l’homme au cresson ! le squelette fini, perdu ! Nice ! le cresson, cresson, cresson ! J’ai fait mon semestre, et voilà votre œuvre. Tenez, écoutez ceci !