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ces empiétements de tous les pouvoirs les uns sur les autres, de cette oppression effrénée de la force brutale, cette suzeraineté qu’acceptait la chaire de Saint-Pierre devait opposer une barrière invincible à la force matérielle, établir l’unité spirituelle, constituer une puissance morale immense en plein cœur de la barbarie, et c’est ce qui arriva. Tout le XIe siècle et la première moitié du XIIe sont remplis par l’histoire de ces luttes, d’où le pouvoir spirituel sort toujours vainqueur. Saint Anselme, archevêque de Canterbury, saint Hugues, abbé de Cluny, et Grégoire VII, sont les trois grandes figures qui dominent cette époque, et qui établissent d’une manière inébranlable l’indépendance spirituelle du clergé. Comme on doit le penser, les populations n’étaient pas indifférentes à ces grands débats ; elles voyaient alors un refuge efficace contre l’oppression dans ces monastères où se concentraient les hommes intelligents, les esprits d’élite, qui, par la seule puissance que donne une conviction profonde, une vie régulière et dévouée, tenaient en échec tous les grands du siècle. L’opinion, pour nous servir d’un mot moderne, était pour eux, et ce n’était pas leur moindre soutien ; le clergé régulier résumait alors à lui seul toutes les espérances de la classe inférieure ; il ne faut donc point s’étonner si pendant le XIe siècle et au commencement du XIIe il devint le centre de toute influence, de tout progrès, de tout savoir. Partout il fondait des écoles où l’on enseignait les lettres, la philosophie, la théologie, les sciences et les arts. À l’abbaye du Bec, Lanfranc et saint Anselme étant prieurs ne dédaignent pas d’instruire la jeunesse séculière, de corriger, pendant leurs veilles, les manuscrits fautifs des auteurs païens, des Écritures saintes, ou des Pères. À Cluny, les soins les plus attentifs étaient apportés à l’enseignement. Udalric[1] consacre deux chapitres de ses Coutumes à détailler les devoirs des maîtres envers les enfants ou les adultes qui leur étaient confiés[2]. « Le plus grand prince n’était pas élevé avec plus de soins dans le palais des rois, que ne l’était le plus petit des enfants à Cluny[3]. »

Ces communautés prenaient dès lors une grande importance vis-à-vis la population des villes par leur résistance au despotisme aveugle de la féodalité et à son esprit de désordre, participaient à toutes les affaires publiques par l’intelligence, le savoir et les capacités de leurs membres ; aussi comme le dit l’un des plus profonds et des plus élégants écrivains de notre temps dans un livre excellent, publié depuis peu[4] : « Les abbés de ces temps d’austérité et de désordre ressemblaient fort peu à ces oisifs grassement rentés dont s’est raillé plus tard notre littérature bourgeoise et satirique : leur administration était laborieuse, et la houlette du pasteur ne demeurait pas immobile dans leurs mains. » Cette activité intérieure et extérieure du

  1. Udalrici Antiq. consuet. Clun. mon., lib. III, c. VIII et IX.
  2. Cluny au XIe siècle, par l’abbé F. Cucherat.
  3. Udalrici Antiq. cons. Clun. mon., lib. II. c. VIII, in fine.--Bernardi Cons. cænob. Clun., p. I, c. XXVII.--L’abbé Cucherat, p. 83.
  4. S. Anselme de Cant., par M. C. de Rémusat. Paris, 1853, p. 43.