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l’étude des arts et des sciences, et la conduite du haut clergé en face de ce mouvement ; il en comprit l’importance, et il le dirigea au grand profit des arts et de la civilisation. Tout ce qui surgit à cette époque est irrésistible ; les croisades, la soif du savoir et le besoin d’affranchissement, sont autant de torrents auxquels il fallait creuser des lits ; il semblait que l’Occident, longtemps plongé dans l’engourdissement, se réveillait plein de jeunesse et de santé ; il se trouvait tout à coup rempli d’une force expansive et absorbante à la fois. Jamais l’envie d’apprendre n’avait produit de telles merveilles. Quand Abailard, condamné par un concile, fugitif, désespérant de la justice humaine, ne trouva plus qu’un coin de terre sur les bords de l’Ardisson, où il pût enseigner librement, sous le consentement de l’évêque de Troyes, sa solitude fut bientôt peuplée de disciples. Laissons un instant parler M. Guizot. « À peine ses disciples eurent-ils appris le lieu de sa retraite, qu’ils accoururent de tous côtés, et, le long de la rivière, se bâtirent autour de lui de petites cabanes. Là, couchés sur la paille, vivant de pain grossier et d’herbes sauvages, mais heureux de retrouver leur maître, avides de l’entendre, ils se nourrissaient de sa parole, cultivaient ses champs et pourvoyaient à ses besoins. Des prêtres se mêlaient parmi eux aux laïques ; et ceux, dit Héloïse, qui vivaient des bénéfices ecclésiastiques et qui, accoutumés à recevoir, non à faire des offrandes, avaient des mains pour prendre, non pour donner, ceux-là même se montraient prodigues et presque importuns dans les dons qu’ils apportaient. Il fallut bientôt agrandir l’oratoire devenu trop petit pour le nombre de ceux qui s’y réunissaient. Aux cabanes de roseaux succédèrent des bâtiments de pierre et de bois, tous construits par le travail ou aux frais de la colonie philosophique ; et Abailard, au milieu de cette affectueuse et studieuse jeunesse, sans autre soin que celui de l’instruire et de lui dispenser le savoir et la doctrine, vit s’élever l’édifice religieux qu’en mémoire des consolations qu’il y avait trouvées dans son infortune, il dédia au Paraclet ou consolateur[1]. » Jamais la foi, le besoin de mouvement, le désir de racheter des fautes et des crimes n’avaient produit un élan comme les croisades. Jamais les efforts d’une nation n’avaient été plus courageux et plus persistants pour organiser une administration civile, pour constituer une nationalité, pour conquérir ses premières libertés, que ne le fut cette explosion des communes. Le haut clergé condamnait l’enseignement d’Abailard, mais se mettait à son niveau en maintenant l’orthodoxie, provoquait le mouvement des croisades, et en profitait ; ne comprenait pas d’abord et anathématisait l’esprit des communes, et cependant trouvait bientôt au sein de ces corporations de bourgeois, les artistes hardis et actifs, les artisans habiles qui devaient élever et décorer ses temples, ses monastères, ses hôpitaux et ses palais. Admirable époque pour les arts, pleine de sève et de jeunesse !

  1. Abailard et Héloïse, essai historique, par M. et Mme  Guizot. Nouvelle édition, entièrement refondue. Paris, 1853.