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religieux… Saint Pierre de Cluny, ajoute cet auteur, faisant réflexion sur leur vie, la croit non-seulement difficile, mais même impossible aux forces humaines. Comment se peut-il faire, s’écrie-t-il, que des solitaires accablés de fatigues et de travaux, qui ne se nourrissent que d’herbes et de légumes, qui n’entretiennent pas les forces du corps, et même peuvent à peine conserver la vie, entreprennent des travaux que les gens de la campagne les plus robustes trouveraient très-rudes et très-difficiles à supporter, et qu’ils souffrent tantôt les ardeurs du soleil, tantôt les pluies, les neiges et les glaces de l’hiver ?… Si les religieux recevaient des frères convers[1], c’était pour n’être pas obligés de sortir de l’enceinte du monastère, et pour que ces frères pussent s’employer aux affaires extérieures. » Saint Robert et ses compagnons, en fondant Cîteaux, comprenaient déjà quelle prise donnait aux pouvoirs séculiers la règle de Saint-Benoît, entre les mains des riches établissements de Cluny ; aussi avec quelle rigueur ces fondateurs repoussent-ils les donations qui ne tendaient qu’à les soulager d’une partie de leurs rudes labeurs, au détriment de leur indépendance ; ne conservant que le sol ingrat qui pouvait à peine les nourrir, afin de n’être à charge à personne, « car, ajoute l’auteur déjà cité, c’est ce qu’ils craignaient le plus au monde. » Cependant Eudes, duc de Bourgogne, éleva un château dans le voisinage, afin de se rapprocher de ces religieux qu’il avait aidés de ses dons lors de la construction de leur oratoire ; son fils Henri voulut bientôt partager leurs travaux, il se fit moine. Mais Cîteaux ne prit un grand essor que quand saint Bernard et ses compagnons vinrent s’y renfermer ; à partir de ce moment, une nouvelle milice se présente pour relever celle fournie par Cluny un siècle auparavant. De la forêt marécageuse où les vingt et un religieux de Molesmes ont bâti quelques cabanes de bois, cultivé quelque coin de terre, vont sortir, en moins de vingt-cinq ans, plus de soixante mille moines cisterciens, qui se répandront du Tibre au Volga, du Mançanarez à la Baltique. Ces moines appelés de tous côtés par les seigneurs féodaux pour défricher des terres abandonnées, pour établir des usines, élever des troupeaux, assainir des marais, vont prêter à la papauté le concours le plus puissant par leur union, par la parole de leur plus célèbre chef ; à la royauté et au peuple, par la réhabilitation de l’agriculture ; car au milieu d’eux, sous le même habit, on verra des seigneurs puissants conduire la charrue à côté du

  1. Les frères convers différaient des frères profes, en ce que leurs vœux étaient simples et non solennels. C’étaient des serviteurs que les cisterciens pouvaient s’attacher avec la permission de l’évêque diocésain. À une époque où les monastères étaient pleins de religieux de race noble, les frères convers étaient pris parmi les laboureurs, les gens de métiers : ils portaient un costume régulier toutefois et mangeaient à la table commune au réfectoire. On comprend que dans des temps où la condition du peuple des campagnes était aussi misérable que possible, les Couvents cisterciens ne devaient pas manquer de frères convers qui retrouvaient ainsi, en entrant dans le cloître, la sécurité, une grande liberté relative, et une existence assurée.