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mençant à sentir leur force, à discuter, à vivre de la vie politique. En gens de goût, la plupart des seigneurs s’exécutèrent franchement et jetèrent bas les murs crénelés, les tours fermées, pour élever à leur place des demeures fastueuses, ouvertes, richement décorées à l’intérieur comme à l’extérieur, mais dans lesquelles cependant on retrouve bien plus la trace des arts français que celle des arts importés d’Italie. Les architectes français surent tirer un parti merveilleux de ce mélange d’anciennes traditions avec des mœurs nouvelles, et les châteaux qu’ils élevèrent à cette époque sont, la plupart, des chefs-d’œuvre de goût, bien supérieurs à ce que la renaissance italienne sut faire en ce genre. Toujours fidèles à leurs anciens principes, ils ne sacrifièrent pas la raison et le bon sens à la passion de la symétrie et des formes nouvelles, et n’eurent qu’un tort, celui de laisser dire et croire que l’Italie était la source de leurs inspirations.

Mais, avant de présenter à nos lecteurs quelques exemples de ces châteaux des premiers temps de la renaissance, et pour faire comprendre comment ils satisfaisaient aux mœurs de leurs habitants, il est nécessaire de connaître les penchants des seigneurs à cette époque. On a pu voir que le château féodal fortifié sacrifia tout à la défense, même dans des temps où l’aristocratie avait déjà pris des habitudes de luxe et de bien-être fort avancées. Les moyens de défense de ces demeures consistaient principalement en dispositions imprévues, singulières, afin de dérouter un assaillant ; car si tous les châteaux forts eussent été bâtis à peu près sur le même modèle, les mêmes moyens qui eussent réussi pour s’emparer de l’un d’eux auraient été employés pour les prendre tous. Il était donc important, pour chaque seigneur qui construisait une place de sûreté, de modifier sans cesse les détails de la défense, de surprendre l’assaillant par des dispositions que celui-ci ne pouvait deviner. De là une extrême variété dans ces demeures, un raffinement de précautions dans les distributions intérieures, une irrégularité systématique ; car chacun s’ingéniait à faire mieux ou autrement que son voisin. Des habitudes de ce genre, contractées par des générations qui se succèdent pendant plusieurs siècles, ne peuvent être abandonnées du jour au lendemain ; et un châtelain, faisant rebâtir son château au commencement du XVIe siècle, eût été fort mal logé, à son point de vue, s’il n’eût rencontré à chaque pas, dans sa nouvelle demeure, ces détours, ces escaliers interrompus, ces galeries sans issues, ces cabinets secrets, ces tourelles flanquantes du château de son père ou de son aïeul. Les habitudes journalières de la vie s’étaient façonnées, pendant plusieurs siècles, à ces demeures compliquées à l’intérieur, et ces habitudes, une fois prises, devaient influer sur le programme des nouveaux châteaux, bien que l’utilité réelle de tant de subterfuges architectoniques, commandés par la défense, n’existât plus de fait. Un seigneur du moyen âge, logé dans un des châteaux du XVIIe siècle, où les distributions sont larges et symétriques, où les pièces s’enfilent, sont presque toutes de la même dimension et comprises dans