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guerre consommé, et il réparait les fautes de l’homme d’État à force de courage et de persévérance. À notre sens, le château Gaillard des Andelys dévoile une partie des talents militaires de Richard. On est trop disposé à croire que cet illustre prince n’était qu’un batailleur brave jusqu’à la témérité ; ce n’est pas seulement avec les qualités d’un bon soldat, payant largement de sa personne, qu’on acquiert dans l’histoire une aussi grande place. Richard était mieux qu’un Charles le Téméraire, c’était un héros d’une bravoure à toute épreuve ; c’était encore un habile capitaine dont le coup d’œil était sûr, un ingénieur plein de ressources, expérimenté, prévoyant, capable de devancer son siècle, et ne se soumettant pas à la routine. Grâce à l’excellent travail de M. A. Deville sur Château-Gaillard[1], chacun peut se rendre un compte exact des circonstances qui déterminèrent la construction de cette forteresse, la clef de la Normandie, place frontière capable d’arrêter longtemps l’exécution des projets ambitieux du roi français. La rive droite de la Seine étant en la possession de Philippe-Auguste jusqu’aux Andelys, une armée française pouvait, en une journée, se trouver au cœur de la Normandie et menacer Rouen. S’apercevant trop tard de ce danger, Richard voulut en garantir sa province du continent. Avec ce coup d’œil qui n’appartient qu’aux grands capitaines, il choisit l’assiette de la forteresse destinée à couvrir la capitale normande, et une fois son projet arrêté, il en poursuivit l’exécution avec une ténacité et une volonté telles qu’il brisa tous les obstacles opposés à son entreprise, et qu’en un an, non-seulement la forteresse fut bâtie, mais encore un système complet d’ouvrages défensifs fut appliqué, avec un rare talent, sur les rives de la Seine, au point où ce fleuve peut couvrir Rouen contre une armée sortie de Paris. Nous trouvons encore là les qualités qui distinguent les fortifications normandes, mais mises en pratique par un homme de génie. Il s’agit ici non de la défense d’un domaine, mais d’une grande province, d’un point militaire aussi bon pour protéger une capitale contre un ennemi que pour le surprendre et l’attaquer, et cela dans les conditions de délimitation de frontières les plus défavorables. Nos lecteurs voudront bien nous permettre dès lors de nous étendre quelque peu sur la position et la construction du château Gaillard.

De Bonnières à Gaillon, la Seine descend presque en ligne droite vers le nord-nord-ouest. Près de Gaillon, elle se détourne brusquement vers le nord-est jusqu’aux Andelys, puis revient sur elle-même et forme une presqu’île, dont la gorge n’a guère que deux mille six cents mètres d’ouverture. Les Français, par le traité qui suivit la conférence d’Issoudun, possédaient sur la rive gauche Vernon, Gaillon, Pacy-sur-Eure ; sur la rive droite, Gisors, qui était une des places les plus fortes de cette partie de la France. Une armée dont les corps, réunis à Évreux, à Vernon et à Gisors, se seraient simultanément portés sur Rouen, le long de la Seine,

  1. Hist. du château Gaillard et du siége qu’il soutint contre Philippe-Auguste, en 1203 et 1204, par A. Deville. Rouen, 1849.