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Une brebiz fors en sailli.
Lors dist Adam, dame prenez
Ceste brebiz, si la gardez ;
Tant nos donra let et fromage,
Assez i aurons compenage.
Evain en son cuer porpensoit
Que s’ele encore une en avoit,
Plus belle estroit la conpaignie.
Ele a la verge tost saisie,
En la mer feri roidement :
Un Leus (loup) en saut, la brebis prent,
Grant aléure et granz galos
S’en va li Leus fuiant au bos.
Quant Ève vit qu’ele a perdue
Sa brebiz, s’ele n’a aïue,
Bret et crie forment, ha ! ha !
Adam la verge reprise a,
En la mer fiert par mautalent,
Un chien en saut hastivement. »

C’est leste, vif, comme une fable de La Fontaine : le Créateur qui prend en pitié ceux qu’il vient de punir, la bonhomie d’Adam qui remet la brebis à sa ménagère, l’indiscrète ambition d’Ève, l’intervention de l’homme qui rétablit le bon ordre par un nouvel effort, des actes qui dénotent les pensées, pas de discours, pas de reproches ; c’est le monde qui marche tant bien que mal, mais qui va toujours, et des spectateurs qui regardent, observent et rient. Pour naïf ce ne l’est pas, ce ne l’est jamais ; ne demandez pas à nos trouvères ces développements de la passion violente, la passion les fait sourire comme tout ce qui est exagéré ; s’ils ont un sentiment tendre à exprimer, ils le font en deux mots ; ils ont la pudeur du cœur s’ils n’ont pas toujours la parole châtiée. Jamais dans les situations les plus tragiques les personnages ne se répandent en longs discours. N’est-ce point là une observation très-vraie des sentiments humains ?

Quand le seigneur de Fayel a fait manger le cœur du châtelain de Coucy à sa femme, il se contente de lui dire en lui montrant la lettre qu’envoyait le chevalier à son amie :

« Connoissés-vous ces armes-cy ?
C’est d’ou chastelain de Coucy.
En sa main la lettre li baille,
Et li dit : Dame, créés sans faille
Que vous son cuer mengié avés. »

La dame se répand-elle en imprécations, tord-elle ses bras, fait-elle de longs discours, exprime-t-elle son horreur par des exclamations ? L’auteur nous dit-il qu’elle devient livide, qu’elle reste sans voix, ou ne peut articuler que des sons rauques ? Non, l’auteur comprend que pour un peu, cette vengeance, qui se traduit par un souper dégoûtant, va tomber dans le ridicule. La passion et le désespoir de la femme s’expriment par