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rompre avec les traditions monastiques. Les formes qu’ils adoptent, les moulures qu’ils tracent, les profils qu’ils taillent et les ornements qu’ils sculptent s’appuient sur des principes étrangers à l’art roman ; l’examen, la recherche, remplacent la tradition. Quand il s’agit d’ornements, ils ne veulent plus regarder les vieux chapiteaux et les frises romanes : ils vont dans les bois, dans les champs ; ils cherchent, sous l’herbe, les plus petites plantes ; ils examinent leurs bourgeons, leurs boutons, leurs fleurs et leurs fruits, et les voilà qui, avec cette humble flore, composent une variété infinie d’ornements d’une grandeur de style, d’une fermeté d’exécution qui laissent bien loin les meilleurs exemples de la sculpture romane. Soit instinct, soit raisonnement, ces artistes comprennent que les plus petites plantes, comme les insectes, sont douées d’organes relativement beaucoup plus forts que les arbres et les grands animaux ; destinées à vivre dans le même milieu, à résister aux mêmes agents, la nature prévoyante a en effet donné à ses créations les plus humbles une puissance relativement supérieure à celle des grands êtres. Les formes des plus petits insectes, comme celles des plus petites plantes, ont une énergie, une pureté de lignes, une vigueur d’organisation qui se prêtent merveilleusement à exprimer la grandeur et la force ; tandis qu’au contraire on remarque, dans les formes des grands végétaux particulièrement, une sorte d’indécision, de mollesse, qui ne peut fournir d’exemples à la sculpture monumentale. D’ailleurs, qui sait ? Ces artistes laïques qui s’élèvent en France à la fin du XIIe siècle, et qui s’élèvent au milieu d’une société mal constituée, ces artistes à peine compris de leur temps, fort peu aujourd’hui, trouvaient peut-être un certain charme à envelopper leur art de mystère ; de même qu’ils se transmettaient leurs grands principes à l’ombre d’une sorte de franc-maçonnerie, de même aussi, en allant chercher leurs motifs de décorations au bord des ruisseaux, dans les prés, au fond des bois, dans les plus infimes productions végétales, se laissaient-ils conduire par cet instinct du poëte qui ne veut pas découvrir au vulgaire les secrets de ses conceptions. L’art véritable a sa pudeur : il cache aux regards ses amours fécondes. Qui sait si ces artistes ne trouvaient pas des joies intimes dans la reproduction monumentale de ces humbles plantes, d’eux seuls connues, aimées d’eux seuls, cueillies et observées longuement dans le silence des bois ? Ces réflexions nous sont venues souvent lorsqu’en examinant les merveilleux développements de végétaux perdus sous l’herbe, leurs efforts pour repousser la terre, la puissance vitale de leurs bourgeons, les lignes énergiques de leurs tigettes naissantes, les formes des beaux ornements de la première période gothique nous revenaient en mémoire. Puisque nous allions chercher des éléments d’un art dans ces productions infimes sur lesquelles la nature semble avoir jeté un de ses plus doux regards, pourquoi d’autres avant nous ne l’auraient-ils pas fait aussi ? Pourquoi des artistes observateurs, ennuyés de la monotonie des arts romans, ne se seraient-ils pas épris de cette modeste flore des champs, et, cherchant un art, n’auraient-ils pas dit, en découvrant ces trésors