Page:Viollet-le-Duc - Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1854-1868, tome 6.djvu/40

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
[goût]
— 37 —

ce qui est incontestable ; on s’est mis à faire de l’architecture antique, sans penser que, si l’architecture antique est conforme au goût, c’est qu’elle est une expression nette, précise, de la civilisation qui l’a constituée. Mais si par cela même l’architecture antique se soumet aux règles du goût sous les empereurs romains, elle est contraire à ces règles sous la société de Louis XIV, qui ne ressemble pas absolument à la société de Tibère ou de Claude. Alors (au XVIIe siècle) on ne faisait guère entrer le raisonnement dans les questions d’art ; l’architecture était une affaire de colonnades, de chapiteaux, de frontons et de corniches, de symétrie, toutes choses qu’on déclarait être de grand goût, comme on disait alors, sans définir d’ailleurs ce qu’on entendait par ce grand goût, qui n’est, à notre avis, qu’un grand engouement. Cependant (car c’est une occasion de faire preuve de goût, et de ne pas tomber dans l’exagération) il est juste de reconnaître que ce siècle (nous parlons de celui de Louis XIV) a su produire en architecture des œuvres d’une grande valeur, toutes fois qu’elles n’ont pas abandonné complètement notre sens français. Certes, on ne peut nier que l’Hôtel des Invalides, par exemple, ne soit un chef-d’œuvre d’architecture. Pourquoi ? Est-ce parce que nous y trouvons des archivoltes romaines, des corniches romaines ? Non certainement : c’est parce que cet édifice présente un plan parfaitement approprié à l’objet ; partout de la grandeur, sans place perdue, des services faciles, un aspect général extérieur qui indique clairement sa destination. Mais à qui devons-nous ces belles dispositions ? Est-ce à l’antiquité romaine ? Sont-ce les architectes romains qui nous ont donné, entre autres choses, cette belle composition de la cour, avec ses quatre escaliers aux angles, autour desquels tourne le cloître ? Non, c’est là le plan d’une cour d’abbaye française, avec son vaste réfectoire, avec ses dortoirs, son église accessible de tous les points des bâtiments, ses galeries et ses services journaliers. C’est par ces dispositions appropriées à l’objet que l’Hôtel des Invalides est une œuvre de goût, et non parce que l’architecte a semé sur ses façades quelques profils romains ; au contraire, ces détails empruntés à une architecture entièrement étrangère à notre climat, à nos usages et à notre génie, ne font que gâter le monument, ou le rendre, au moins, froid, monotone. Ces toits à pentes rapides (qui sont bien français) jurent avec ces corniches antiques, avec ces arcades qui ont le grand tort de vouloir rappeler quelque portique de théâtre ou d’amphithéâtre romain. En cela le goût ne saurait être satisfait, car le goût demande aussi un rapport, une corrélation entre l’ensemble et les détails. Quand Molière a pris à Plaute son sujet d'Amphytrion, bien qu’il ait adopté le canevas antique, il a fait parler Mercure, la Nuit, Jupiter, Amphytrion, Alcmène et Sosie, comme parlaient les seigneurs, les dames et les valets de la cour, et non comme des Grecs. Bien mieux, il a donné à ses personnages les sentiments, les idées et les préjugés de son temps ; pour exprimer ces idées, ces sentiments, il n’a pas cousu des mots grecs ou latins à sa phrase française. Le nom des personnages ne fait là rien à l’affaire, et Jupiter