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sible est parfaitement belle ; mais notre état social moderne étant différent de celui des Grecs, il est utile de savoir comment à d’autres époques, dans des conditions nouvelles étrangères à celles de la société grecque, des artistes ont su aussi développer un art sans imiter les Grecs et en conservant leur caractère propre ; parce qu’il est utile toujours de connaître les moyens sincères qu’emploie l’intelligence humaine pour se manifester. » Nier que l’état social et religieux de la Grèce n’ait pas été le milieu le plus favorable au développement des arts plastiques qui ait jamais existé, ce serait nier la lumière en plein midi ; mais prétendre que ce milieu puisse être le seul, ou plutôt que ce qu’il a produit doive sans cesse être reproduit, même dans d’autres milieux, c’est nier le développement de l’esprit humain, si bien préconisé par les Grecs eux-mêmes, et considérer les aspirations vers des horizons nouveaux comme les bouffées d’une sotte vanité. Nous accordons qu’on ne saurait dépasser la beauté plastique de la statuaire grecque, alors la conclusion devrait être de chercher une autre face non développée de la beauté. C’est dans ce sens que les efforts des statuaires du XIIIe siècle se sont dirigés. Dans leurs ouvrages la beauté purement plastique est certainement fort au-dessous de ce que nous a laissé la Grèce ; mais un nouvel élément intervient, c’est l’élément intellectuel que les Grecs les premiers ont fait surgir. La statuaire n’est plus seulement une admirable forme extérieure, une sublime apparence matérielle, elle devient un être révélant toute une suite d’idées, de sentiments. Toutes les statues grecques regardent dans leur présent — et c’est pour cela qu’il est si ridicule de les copier aujourd’hui que ce passé est bien loin — tandis que les statues du moyen âge des bons temps manifestent une pensée qui est de l’humanité tout entière et semblent vouloir deviner l’inconnu. C’est ce qui nous faisait dire tout à l’heure que beaucoup d’entre elles expriment le doute, non le doute mélancolique et découragé, mais le doute audacieux, investigateur ; ce doute qui, à tout prendre, conduit au grand développement des sociétés modernes, ce doute qui a formé les Bacon, les Galilée, les Pascal, les Newton, les Descartes. La statuaire des Grecs est sœur de la poésie ; celle du moyen âge pénètre dans le domaine de la psychologie et de la philosophie. Est-ce un malheur ? Qu’y faire ? si ce n’est en prendre résolûment son parti et profiter du fait au lieu d’essayer de le cacher. La plupart de nos statuaires ne sont-ils pas un peu comme des scribes s’amusant à recopier sans cesse des manuscrits enluminés et refusant de reconnaître l’invention de l’imprimerie ?

Il ne faudrait pas croire cependant que ces statuaires du XIIIe siècle n’ont pas pu, quand ils l’ont voulu, exprimer cette sérénité brillante et glorieuse qui est le propre de la foi. À Paris, à Reims, bon nombre de figures sont empreintes de ces sentiments de noble béatitude, que l’imagination prête aux êtres supérieurs à l’humanité. Les anges ont été pour eux un motif de compositions remarquables, soit comme ensemble, soit dans l’expression des têtes.