Page:Virgile - Énéide, traduction Guerle, 1825, livres I-VI.djvu/143

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forcés : le vainqueur se fraye un passage sur les cadavres des vaincus, et des torrens de Grecs se précipitent de toutes parts. Avec moins de furie se déborde un fleuve écumant, lorsqu’il a rompu ses digues, et surmonté les obstacles qui s’opposaient à ses ravages : avec moins de fracas roule à travers les campagnes son onde amoncelée, entraînant bergers, troupeaux, étables, dans son cours vagabond. J’ai vu, j’ai vu dans nos parvis et Pyrrhus et les deux Atrides, tout fumans de carnage ; j’ai vu la malheureuse Hécube, et cent filles de rois, livrées à d’indignes opprobres ; j’ai vu Priam aux pieds des autels, Priam arroser de son sang les feux consacrés par lui-même. Ces cinquante couches nuptiales, brillant espoir d’une nombreuse postérité, ces riches plafonds que décoraient l’or de l’Asie et les dépouilles étrangères, tout n’est plus que décombres : le glaive détruit ce qu’épargna la flamme.

Peut-être désirez-vous apprendre, ô Reine, quels furent les derniers moments de Priam. Voyant ses remparts en poudre, ses demeures envahies, et les Grecs au sein même de ses dieux domestiques, le vieux monarque saisit ses armes depuis long-temps oisives ; il en charge en vain ses épaules tremblantes sous le faix des ans, et ceint d’un fer inutile, veut chercher le trépas dans les plus épais bataillons. Au centre du palais, sous la voûte des cieux, s’élevait un autel immense : tout près, un vieux laurier s’inclinant sur l’autel, en couvrait de son ombre les divinités tutélaires. Là, semblables à de timides colombes que poursuit la noire tempête, Hécube et ses filles se pressaient, tout en pleurs, autour du saint monument,