Page:Virgile L’Énéide Traduction de Jacques Delille - Tome 2.djvu/95

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Laisse-t-il un instant son autre ensanglanté ?
A son farouche aspect tout fuit épouvanté.
Rien ne l’émeut ; la chair, le sang des misérables
Sont sa boisson affreuse et ses mets exécrables.
J’ai vu, j’ai vu moi-même, oui, j’ai vu l’inhumain,
Saisissant deux de nous de sa terrible main,
Les briser contre un roc ; j’ai vu sur les murailles
(J’en tremble encor d’horreur) rejaillir leurs entrailles ;
J’ai vu le monstre affreux, dans son antre étendu,
S’abreuver par torrents de leur sang répandu,
Et briser de ses dents, de meurtre dégoûtantes,
Leurs membres tout vivants, et leurs chairs palpitantes.
Ulysse impunément ne vit point leur trépas ;
Et dans de tels moments, il ne s’oublia pas.
A peine ivre de vin, et gorgé de carnage,
Sous le poids du sommeil, qui seul dompte sa rage,
Il a courbé sa tête, et tombant de langueur,
De son corps monstrueux déployé la longueur ;
Tandis que, rejetés par ce monstre farouche,
La chair, le vin, le sang, jaillissaient de sa bouche,
Nous invoquons les dieux, nous l’entourons : soudain
Chacun fond à l’envi sur le monstre inhumain.