Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/269

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lettres et m’a confirmé cette anecdote, porta le manuscrit chez Nékrassof, le poète des déshérités. À trois heures du matin, Dostoïevsky entendit frapper à sa porte : c’était Grigorovitch qui revenait, amenant Nékrassof. Le poète se précipita dans les bras de l’inconnu avec une émotion communicative ; il avait lu toute la nuit le roman, il en avait l’âme bouleversée. Nékrassof vivait, lui aussi, de cette vie méfiante et dérobée qui fut le partage de presque tous les écrivains russes à cette époque. Ces cœurs fermés, jetés l’un à l’autre par une impulsion irrésistible, se débondèrent au premier choc avec toute la générosité de leur âge ; l’aube surprit les trois enthousiastes attardés dans une causerie exaltée, dans une communion d’espérances, de rêves d’art et de poésie.

En quittant son protégé, Nékrassof alla droit chez Biélinski, l’oracle de la pensée russe, le critique dont le nom seul épouvantait les débutants. « Un nouveau Gogol nous est né ! s’écria le poète en entrant chez son ami. ― Il pousse aujourd’hui des Gogol comme des champignons », répondit le critique de son air le plus refrogné ; et il prit le manuscrit comme il eût fait d’une croûte de pain empoisonnée. On sait que, par tous pays, les grands critiques prennent ainsi les manuscrits. Mais, sur Biélinski aussi, l’effet de la lecture fut magique ; quand l’auteur, tremblant d’angoisse, se présenta chez son juge, celui-ci l’apostropha comme hors de lui : « Comprenez-vous bien, jeune homme, toute la vérité de ce que vous avez écrit ? Non, avec vos vingt ans, vous ne pouvez pas le comprendre. C’est la révélation de l’art, le don d’en haut : respectez ce