Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/271

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Dans cette vie, noire et glacée comme une longue nuit de décembre russe, il y a un rayon de clarté, une joie ; vis-à-vis de la soupente où l’expéditionnaire copie ses dossiers, dans un autre pauvre logis, une jeune fille habite ; c’est une parente lointaine, battue du sort, elle aussi, et qui n’a au monde que la faible protection de son ami ; isolées, étouffées de tout côté par la pression brutale des hommes et des choses, ces deux misères se sont appuyées l’une sur l’autre pour s’entr’aimer et s’entraider à ne pas mourir. Dans cette affection mutuelle, l’homme apporte une abnégation discrète, une délicatesse d’autant plus charmante qu’elle jure avec la gaucherie habituelle de ses idées et de ses actes ; fleur timide, née sur une pauvre terre, dans les ronces, et qui ne se trahit que par son parfum. Il s’impose des privations héroïques pour soutenir et même pour égayer l’existence de son amie ; elles sont bien cachées, on ne les devine que par quelques maladresses dans son style. Lui-même les trouve si naturelles ! C’est tour à tour le sentiment d’un père, d’un frère, d’un bon vieux chien ; ainsi l’appellerait de bonne foi le pauvre homme, s’il cherchait à s’analyser ; et pourtant, je sais bien le vrai nom de ce sentiment ; mais n’allez pas le lui dire, il mourrait de honte en entendant le mot.

Le caractère de la femme est tracé avec un art surprenant ; elle est bien supérieure à son ami par l’esprit et l’éducation, elle le guide dans les choses de l’intelligence où il est si neuf ; tendre et faible, avec un cœur moins sûr, moins résigné. Elle n’a pas tout à fait renoncé à vivre, celle-là : sans cesse elle se récrie contre les sacrifices que Diévouchkine s’impose, elle le supplie de ne