Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/291

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belle, claire journée des grandes gelées. Le soleil, je me le rappelle, transperçait de ses rayons obliques les carreaux verdâtres et opaques de givre, dans les croisées de notre chambre d’hôpital. Le torrent lumineux tombait précisément sur cet infortuné. Il mourut sans connaissance et péniblement ; l’agonie fut longue, plusieurs heures de suite. Depuis le matin ses yeux ne distinguaient plus ceux qui s’approchaient de lui. On essayait de lui procurer quelque soulagement ; on voyait qu’il souffrait beaucoup ; il respirait difficilement, profondément, avec un râle ; sa poitrine se soulevait très-haut, comme si elle manquait d’air. Il rejeta sa couverture, son vêtement, et enfin déchira sa chemise, qui paraissait lui être un poids insupportable. On lui vint en aide, on le débarrassa de cette chemise. C’était effrayant à voir, ce long corps maigre, avec des jambes et des bras desséchés jusqu’à l’os, un ventre tombant, une poitrine soulevée et des côtes dessinées en relief, comme celles d’un squelette. Sur tout ce corps, il ne restait plus qu’une petite croix de bois et les fers ; il semblait que ses pieds amaigris eussent pu maintenant s’échapper des anneaux. Une demi-heure avant sa mort, tous les bruits tombèrent dans notre chambrée, on ne se parlait plus qu’en chuchotant. Ceux qui marchaient assourdissaient leurs pas. Les forçats causaient peu, et de choses indifférentes ; de loin en loin ils regardaient à la dérobée le mourant, qui râlait de plus en plus. À la fin, sa main errante et incertaine chercha sur sa poitrine la petite croix de bois et fit effort pour l’arracher, comme si cela aussi lui pesait trop, l’étouffait. On lui retira la croix ; dix minutes après, il expira.