Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/295

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

mença Skouratof, le beau parleur ; mais cette fois, personne ne l’écouta. Après le dîner, quand les tambours battirent l’appel de la corvée, on s’empara de l’aigle, on lui maintint le bec, parce qu’il se défendait bravement ; on l’emporta hors de la palissade. Nous arrivâmes au glacis ; les douze hommes qui composaient l’escouade attendaient avec curiosité pour voir où irait l’oiseau. Chose étrange ! tous semblaient heureux d’on ne savait quoi, comme s’ils allaient recevoir eux-mêmes une part de liberté.

« — Eh ! la canaille ! on veut lui faire du bien, et il mord comme un enragé ! s’écria celui qui tenait la méchante bête, en lui jetant des regards presque attendris.

« — Lâche-le, Mikitka !

« — Oui, c’est un diable qui n’est pas fait pour vivre dans une boîte. Donne-lui la liberté, la bonne petite liberté.

« On lança l’aigle du haut du glacis dans la steppe. C’était à la fin de l’automne, par une après-midi froide et obscure. Le vent sifflait sur la steppe nue et gémissait dans les grandes herbes, jaunies, desséchées. L’aigle s’enfuit en droite ligne, battant de l’aile malade, et comme pressé d’arriver là où nos regards ne le suivraient plus. Les forçats guettaient curieusement sa tête qui pointait entre les herbes.

« — Voyez le coquin ! fit pensivement l’un d’eux.

« — Il ne s’est pas retourné, dit un autre. Pas une seule fois il n’a regardé en arrière, frères. Il ne pense qu’à fuir pour lui.

« — Tiens, dit un troisième, croyais-tu qu’il allait revenir te remercier ?